Elle le serra dans ses bras. Il lui sourit:
«Tu es si chaude, Midge… si chaude…»
Oui, pensa Midge, c'est ça, le désespoir. Quelque chose de glacial, un froid et une solitude infinis. Elle n'avait jamais compris jusqu'à présent que le désespoir était froid; elle l'avait toujours imaginé brûlant, véhément, violent. Mais non. Voilà ce que c'était, le désespoir: un abîme sans fond d'obscurité glacée, de solitude intolérable. Et le péché de désespoir, dont parlaient les prêtres, était un péché froid, qui consistait à se couper de tout contact humain, chaleureux et vivant.
Je terminai ma lecture vers vingt et une heures; je me levai, marchai jusqu'à la fenêtre. La mer était calme, des myriades de petites taches lumineuses dansaient à sa surface; un léger halo entourait le disque lunaire. Je savais que ce soir il y avait une full moon rave party à Koh Lanta; Babette et Léa s'y rendraient sans doute, avec une bonne partie de la clientèle. C'est avec facilité qu'on renonce à la vie, qu'on met soi-même sa vie de côté. Au moment où la soirée s'organisait, où les taxis arrivaient à l'hôtel, où tout le monde commençait à s'agiter dans les couloirs, je ne ressentais rien d'autre qu'un soulagement triste.
10
Étroite bande de terre montagneuse qui sépare le golfe de Thaïlande de la mer d'Andaman, l'isthme de Kra est traversé dans sa partie nord par la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie. Au niveau de Ranong, à l'extrême sud de la Birmanie, il ne mesure plus que vingt-deux kilomètres; il s'élargit ensuite progressivement pour former la péninsule malaise.
Sur les centaines d'îles qui parsèment la mer d'Andaman, seules quelques-unes sont habitées, et aucune de celles qui appartiennent au territoire birman n'est exploitée par le tourisme. Les îles de la baie de Phang Nga, en territoire thaï, apportent par contre au pays 43 % de ses recettes touristiques annuelles. La plus importante est Phuket, où les resorts se sont développés dès le milieu des années 80, pour l'essentiel avec des capitaux chinois et français (le Sud-Est asiatique a très vite été considéré comme un secteur clef de son expansion par le groupe Aurore). C'est sans doute dans le chapitre consacré à Phuket que le Guide du Routard atteint son plus haut degré de haine, d'élitisme vulgaire et de masochisme agressif. «Phuket, pour certains, annoncent-ils d'emblée, c'est l'île qui monte; pour nous, elle est déjà sur la descente.
«Il faut bien qu'on y arrive, poursuivent-ils, à cette "perle de l'océan Indien"… On encensait encore Phuket il y a quelques années: soleil, plages de rêve, douceur de vivre. Au risque de faire désordre dans cette belle symphonie, on va vous avouer la vérité: Phuket, on n'aime plus! Patong Beach, la plage la plus célèbre, s'est couverte de béton. Partout la clientèle se masculinise, les bars à hôtesses se multiplient, les sourires s'achètent. Quant aux bungalows pour routards, ils ont subi un lifting version "pelle mécanique" pour faire place à des hôtels pour Européens solitaires et bedonnants.»
Nous devions passer deux nuits à Patong Beach; je m'installai avec confiance dans l'autocar, tout prêt à jouer mon rôle d'Européen solitaire et bedonnant. Le circuit se terminerait en acmé par un séjour libre de trois jours à Koh Phi Phi, une destination classiquement considérée comme paradisiaque. «Que dire de Koh Phi Phi? se lamentait le guide de vacances, c'est un peu comme si on nous demandait de parler d'un amour déçu… On a envie d'en dire du bien, mais avec une grosse boule au fond de la gorge.» Pour le masochiste manipulateur, il ne suffit pas que lui-même soit malheureux; il faut encore que les autres le soient. Après trente kilomètres, l'autocar s'arrêta pour faire de l'essence; je jetai mon Guide du Routard dans la poubelle de la station-service. Le masochisme occidental, me dis-je. Deux kilomètres plus tard, je pris conscience que cette fois je n'avais vraiment plus rien à lire; j'allais devoir affronter la fin du circuit sans le moindre texte imprimé pour faire écran. Je jetai un regard autour de moi, les battements de mon cœur s'étaient accélérés, le monde extérieur m'apparaissait d'un seul coup beaucoup plus proche. De l'autre côté du couloir, Valérie avait mis son siège en position inclinée; elle semblait rêvasser ou dormir, son visage était tourné contre la vitre. Je tentai de suivre son exemple. À l'extérieur le paysage défilait, composé de végétaux divers. En désespoir de cause, j'empruntai à René son guide Michelin; j'appris ainsi que les plantations d'hévéas et le latex jouaient un rôle capital dans l'économie de la région: la Thaïlande était le troisième producteur mondial de caoutchouc. Ces végétations confuses, donc, servaient à la fabrication des préservatifs, et des pneus; l'ingéniosité humaine était vraiment remarquable. On pouvait critiquer l'homme à différents égards, mais c'est un point qu'on ne pouvait pas lui enlever: on avait décidément affaire à un mammifère ingénieux.
Depuis la soirée de la rivière Kwaï, la répartition des tables s'était opérée de manière définitive. Valérie ayant rejoint ce qu'elle appelait le «camp des beaufs», Josiane s'était repliée sur les naturopathes, avec qui elle partageait certaines valeurs – telles que les pratiques axées sur la sérénité. Au déjeuner, je pus ainsi assister de loin à une véritable compétition de sérénité entre Albert et Josiane, sous l'œil intéressé des écologistes – qui, vivant dans un trou perdu de la Franche-Comté, avaient évidemment accès à moins de pratiques. Babette et Léa, quoique franciliennes, n'avaient pas non plus grand-chose à dire, à part un: «C'est super…» de temps en temps; la sérénité n'était pour elles qu'un objectif à moyen terme. Au total on avait affaire à une table équilibrée, pourvue de deux leaders naturels de sexe différent, qui pouvaient développer une complicité active. De notre côté, les choses avaient plus de mal à décoller. Josette et René commentaient régulièrement le menu, ils s'étaient très bien habitués à la cuisine, Josette avait même l'intention de ramener certaines recettes. De temps en temps ils critiquaient l'autre table, qu'ils considéraient comme des prétentieux et des poseurs; tout cela ne pouvait pas nous mener bien loin, et j'attendais généralement le dessert avec impatience.
Je rendis son guide Michelin à René; il restait quatre heures de route avant Phuket. Au bar du restaurant, j'achetai une bouteille de Mékong. Je passai les quatre heures qui suivirent à lutter contre la honte qui m'empêchait de sortir la bouteille de mon sac pour me bourrer tranquillement la gueule; finalement, la honte fut la plus forte. L'entrée du Beach Resortel était ornée d'une banderole BIENVENUE GROUPE POMPIERS DE CHAZAY. «Ah ça c'est marrant… commenta Josette, Chazay c'est là qu'habité ta sœur…» René ne se souvenait plus. «Si, si…» insista-t-elle. Avant de prendre la clef de ma chambre, j'eus encore le temps de l'entendre dire: «Finalement, la traversée de l'isthme de Kra, ça fait perdre une journée»; et le pire est qu'elle avait raison. Je m'abattis sur le lit king size et me servis une longue rasade d'alcool; puis une seconde.