Au moment de partir, je lui donnai un pourboire de deux mille bahts; c'était ridicule, c'était beaucoup trop. Elle prit les billets avec incrédulité, me salua plusieurs fois, les mains jointes à la hauteur de la poitrine. «You good man», dit-elle. Elle enfila sa mini-jupe et ses bas; il lui restait deux heures à faire avant la fermeture. Elle me raccompagna jusqu'à la porte, joignit encore une fois les mains. «Take care», dit-elle encore; «be happy». Je sortis dans la rue un peu pensif. Le lendemain matin le départ était fixé à huit heures, pour la dernière étape du voyage. Je me demandais comment Valérie avait passé sa journée libre.
11
«J'ai acheté des cadeaux pour ma famille, dit-elle. J'ai trouvé des coquillages splendides.» Le bateau filait sur des eaux turquoise, au milieu de falaises calcaires recouvertes d'une jungle épaisse; c'était exactement comme ça que j'imaginais le décor de L'île au trésor. «Il faut reconnaître, quand même, la nature, oui…» dis-je. Valérie tourna vers moi un visage attentif; elle avait attaché ses cheveux en chignon, mais quelques boucles volaient dans le vent sur les côtés de son visage. «La nature, quand même, des fois…» poursuivis-je avec découragement. Il devrait y avoir des cours de conversation, comme il y a des cours de danses de salon; je m'étais trop consacré à la comptabilité, sans doute, j'avais perdu le contact. «Vous vous rendez compte qu'on est le 31 décembre…» remarqua-t-elle sans se troubler. Je jetai un regard circulaire sur l'azur immuable, l'océan turquoise; non, je ne me rendais pas vraiment compte. Il a fallu beaucoup de courage aux êtres humains pour coloniser les régions froides.
Son se leva pour s'adresser au groupe: «Nous maintenant approche Koh Phi Phi. Là je vous ai dit, pas possible aller. Vous mis maillot de bain pour aller? Aller pied, pas profond, marcher. Marcher dans eau. Pas valises, valises plus tard.» Le pilote doubla un cap, coupa le moteur, le bateau continua sur son élan jusqu'à une petite crique qui s'arrondissait au milieu des falaises couvertes de jungle. L'eau d'un vert transparent venait battre une plage au sable d'un blanc parfait, irréel. Au milieu de la forêt, avant les premières pentes, on distinguait des bungalows de bois, dressés sur des pilotis, aux toits recouverts de palmes. Il y eut un moment de silence dans le groupe. «Le paradis terrestre…» dit doucement Sylvie, la gorge nouée par une émotion réelle. C'était à peine exagéré. Elle n'était pas Eve, ceci dit. Et moi, Adam, pas davantage.
Les membres du groupe se levèrent l'un après l'autre, enjambèrent la coque du bateau. J'aidai Josette à descendre jusqu'à son mari. Elle avait retroussé sa jupe jusqu'à la taille et avait un peu de mal à se soulever, mais elle était ravie, elle en éternuait d'enthousiasme. Je me retournai; le marin thaï attendait, appuyé à sa rame, que tous les passagers soient descendus. Valérie avait les mains croisées sur ses genoux, elle me jeta un regard par en dessous, sourit avec gêne. «J'ai oublié de mettre mon maillot de bain…» dit-elle finalement. Je levai lentement les mains en signe d'incompétence. «Je peux y aller…» dis-je stupidement. Elle se mordit les lèvres d'agacement, se leva, ôta son pantalon d'un seul coup. Elle avait une culotte en dentelle, très fine, pas du tout conforme à l'esprit du circuit. Ses poils pubiens ressortaient sur les côtés, ils étaient plutôt fournis, très noirs. Je ne détournai pas la tête, c'eût été stupide, mais mon regard ne fut pas trop insistant, non plus. Je descendis sur la gauche du bateau, lui tendis le bras pour l'aider; elle sauta du bateau à son tour. Nous avions de l'eau jusqu'à la taille.
Avant d'aller à la plage, Valérie regarda à nouveau les colliers de coquillages qu'elle destinait à ses nièces. Tout de suite après son diplôme, son frère avait obtenu un emploi d'ingénieur de recherches chez Elf. Après quelques mois de formation interne, il était parti au Venezuela – sa première mission. Un an plus tard, il s'était marié avec une fille du pays. Valérie avait l'impression qu'il n'avait pas tellement eu d'expériences sexuelles auparavant; en tout cas, il n'avait jamais ramené de fille à la maison. C'est souvent le cas chez les garçons qui font des études d'ingénieur; ils n'ont pas le temps de sortir, d'avoir de petites amies. Leurs loisirs sont consacrés à des distractions sans conséquence, du genre jeux de rôle intelligents ou parties d'échecs sur Internet. Ils décrochent leur diplôme, trouvent leur premier emploi et découvrent tout en même temps: l'argent, les responsabilités professionnelles, le sexe; lorsqu'ils sont nommés dans un pays tropical, il est rare qu'ils résistent. Bertrand avait épousé une femme très métissée, au corps superbe; plusieurs fois, en vacances chez leurs parents, sur la plage de Saint-Quay-Portrieux, Valérie avait éprouvé une violente bouffée de désir pour sa belle-sœur. Elle avait du mal à imaginer son frère en train de faire l'amour. Pourtant ils avaient deux enfants maintenant, et semblaient former un couple heureux. Il n'était pas difficile d'acheter un cadeau à Juana: elle aimait les bijoux, et les pierres claires ressortaient magnifiquement sur sa peau brune. Par contre, elle n'avait rien trouvé pour Bertrand. Quand les hommes n'ont pas de vices, se dit-elle, il est bien difficile de deviner ce qui peut leur faire plaisir.