– Oui… Valérie leva les yeux vers moi; nous étions assis côte à côte sur une banquette de rotin. Ses seins s'arrondissaient sous le bustier, comme offerts à l'intérieur de leurs petites coques. Elle s'était maquillée; ses longs cheveux dénoués flottaient sur ses épaules.
– C'est surtout vrai pour les Américaines, je pense. Pour les Européennes, c'est moins net.»
Elle eut une moue dubitative, garda le silence. De toute évidence, j'aurais mieux fait de l'inviter à danser. Je bus un nouveau whisky, m'adossai à la banquette, pris une inspiration profonde.
Lorsque je me réveillai, la salle était quasi déserte. Le chanteur continuait à fredonner en thaï, mollement accompagné par le batteur; plus personne ne l'écoutait. Les Allemands avaient disparu, mais Babette et Léa étaient en grande conversation avec deux Italiens surgis d'on ne sait où. Valérie était partie. Il était trois heures du matin, heure locale; l'année 2001 venait de commencer. À Paris, le passage officiel ne se produirait que dans trois heures; il était exactement minuit à Téhéran, et cinq heures du matin à Tokyo. L'humanité sous ses différentes espèces entrait dans le troisième millénaire; en ce qui me concerne, j'avais plutôt raté mon entrée.
12
Je rentrai dans mon bungalow, aplati par la honte; dans le jardin, il y avait des rires. Au milieu de l'allée sablonneuse je tombai sur un petit crapaud gris, immobile. Il ne s'enfuyait pas, il n'avait aucun réflexe de défense. Tôt ou tard, quelqu'un allait marcher sur lui sans faire attention; sa colonne vertébrale se briserait, ses chairs écrasées se mêleraient au sable. Le marcheur sentirait quelque chose de mou sous sa semelle, émettrait un bref juron, s'essuierait en se frottant les pieds sur le sol. Je poussai le crapaud du pied: sans hâte, il avança vers la bordure. Je le poussai encore une fois: il regagna l'abri relatif de la pelouse; j'avais peut-être prolongé sa survie de quelques heures. Je me sentais dans une position à peine supérieure à la sienne: je n'avais pas grandi dans un cocon familial, ni dans quoi que ce soit d'autre qui aurait pu s'inquiéter de mon sort, me soutenir en cas de détresse, s'extasier devant mes aventures et mes succès. Je n'avais pas davantage fondé d'entité de cet ordre: j'étais célibataire, sans enfant; sur mon épaule, personne n'aurait eu l'idée de venir s'appuyer. Comme un animal, j'avais vécu et je mourrais seul. Pendant quelques minutes, je me vautrai dans une compassion sans objet.
D'un autre point de vue j'étais un bloc résistant, compact, d'une taille supérieure à la moyenne des espèces animales; mon espérance de vie était analogue à celle d'un éléphant, ou d'un corbeau; j'étais quelque chose de bien plus difficile à détruire qu'un petit batracien.
Les deux jours suivants, je restai terré dans mon bungalow. De temps en temps je sortais en rasant les murs, j'allais jusqu'au minimarket acheter des pistaches et des bouteilles de Mékong. Je ne pouvais pas envisager de croiser Valérie à nouveau, au buffet du déjeuner ou sur la plage. Il y a des choses qu'on peut faire, et d'autres qui paraissent trop difficiles. Peu à peu, tout devient trop difficile; c'est à cela que se résume la vie.
Dans l'après-midi du 2 janvier, je trouvai sous ma porte le questionnaire de satisfaction Nouvelles Frontières. Je le remplis scrupuleusement, cochant en général les cases «Bien». C'est vrai, en un sens, tout était bien. Mes vacances s'étaient déroulées de façon normale. Le circuit avait été cool, mais avec un parfum d'aventure; il correspondait à son descriptif. Dans la rubrique «observations personnelles», j'inscrivis le quatrain suivant:
Peu après le réveil, je me sens transporté
Dans un autre univers au précis quadrillage
Je connais bien la vie et ses modalités,
C’est comme un questionnaire où l'on cocherait des cases.
Au matin du 3 janvier, je préparai ma valise. En me voyant dans le bateau, Valérie étouffa une exclamation; je détournai la tête. Son nous fît ses adieux à l'aéroport de Phuket; nous étions en avance, l'avion ne partait que dans trois heures. Après les formalités d'enregistrement, j'errai dans le centre commercial. Bien que le hall de l'aéroport soit entièrement couvert, les boutiques affectaient la forme de huttes, avec des montants en teck et un toit de palmes. L'assortiment de produits mêlait les standards internationaux (foulards Hermès, parfums Yves Saint Laurent, sacs Vuitton) aux productions locales (coquillages, bibelots, cravates de soie thaïe); tous les articles étaient repérés par des codes barre. En somme, les boutiques de l'aéroport constituaient encore un espace de vie nationale, mais de vie nationale sécurisée, affaiblie, pleinement adaptée aux standards de la consommation mondiale. Pour le voyageur en fin de parcours il s'agissait d'un espace intermédiaire, à la fois moins intéressant et moins effrayant que le reste du pays. J'avais l'intuition que, de plus en plus, l'ensemble du monde tendrait à ressembler à un aéroport.
Passant devant le Coral Emporium, j'eus soudain envie d'acheter un cadeau à Marie-Jeanne; après tout, je n'avais plus qu'elle au monde. Un collier, une broche? J'étais en train de fouiller dans un bac quand j'aperçus Valérie, à deux mètres de moi.
«J'essaie de choisir un collier… dis-je avec hésitation.
– Pour une brune ou une blonde? dans sa voix, il y avait une pointe d'amertume.
– Une blonde aux yeux bleus.
– Alors, il vaut mieux choisir un corail clair.»
Je tendis ma carte d'embarquement à la fille du comptoir. Au moment de payer je dis à Valérie, d'un ton assez piteux: «C'est pour une collègue de travail…» Elle me jeta un drôle de regard, comme si elle hésitait entre me gifler ou éclater de rire; mais elle m'accompagna sur quelques mètres à la sortie du magasin. La plupart des membres du groupe étaient assis sur des banquettes dans le hall, ils avaient apparemment terminé leurs achats. Je m'arrêtai, pris une longue inspiration, me retournai vers Valérie.
«On pourrait se revoir à Paris… dis-je finalement.
– Vous croyez?» rétorqua-t-elle, cinglante.
Je ne répondis rien, je me contentai de la regarder de nouveau. À un moment donné, j'eus l'intention de dire: «Ce serait dommage…»; mais je ne suis pas certain d'avoir prononcé ces paroles.
Valérie jeta un regard autour d'elle, aperçut Babette et Léa sur la banquette la plus proche, détourna la tête avec agacement. Puis elle tira un carnet de son sac, arracha une feuille, y inscrivit rapidement quelque chose. En me tendant la feuille elle essaya de parler, y renonça, se retourna et rejoignit le groupe. Je jetai un regard sur le bout de papier avant de le mettre dans ma poche: c'était un numéro de portable.
Deuxième partie AVANTAGE CONCURRENTIEL
1
L'avion atterrit à Roissy à onze heures; je fus un des premiers à récupérer ma valise. À midi et demi, j'étais chez moi. On était samedi; je pouvais sortir faire des courses, acheter des bibelots pour mon intérieur, etc. La rue Mouffetard était balayée par un vent glacial, et rien ne semblait en valoir la peine. Des militants pour les droits des animaux vendaient des stickers jaunes. Après la période des fêtes, il y a toujours une légère décrue de la consommation alimentaire des ménages. J'achetai un poulet rôti, deux bouteilles de Graves et le dernier numéro de Hot Vidéo. Cela constituait une option peu ambitieuse pour mon week-end; je n'avais pas l'impression de mériter plus. Je dévorai la moitié du poulet, sa peau carbonisée et grasse, légèrement écœurante. Un peu après trois heures, je téléphonai à Valérie. Elle répondit à la deuxième sonnerie. Oui, elle était libre ce soir; pour dîner, oui. Je pouvais passer la prendre à huit heures; elle habitait avenue Reille, près du parc Montsouris.