Le grand black à l'accueil lui lança un: «La forme, chef?» pas très convaincant, il lui tendit sa carte d'abonnement, prit une serviette en acquiesçant. Lorsqu'il avait rencontré Audrey, il n'avait que vingt-trois ans. Deux ans plus tard ils s'étaient mariés, en partie – mais en partie seulement – parce qu'elle était enceinte. Elle était jolie, élégante, elle s'habillait bien – et elle savait être sexy à l'occasion. En plus, elle avait des idées. Le développement en France de procédures judiciaires à l'américaine ne lui paraissait pas une régression, mais au contraire un progrès vers davantage de protection des citoyens et des libertés individuelles. Elle était capable de développer d'assez longues argumentations sur ce thème, elle revenait d'un stage aux États-Unis. En résumé, elle l'avait bluffé. C'était curieux, se dit-il, comme il avait toujours eu besoin d'être impressionné intellectuellement par les femmes. Il fit d'abord une demi-heure de Stairmaster à différents niveaux, puis une vingtaine de longueurs de piscine. Dans le sauna, désert à cette heure, il commença à se détendre – et en profita pour passer en revue ce qu'il savait du groupe Aurore. La société Novotel-SIEH avait été fondée fin 1966 par Gérard Pélisson et Paul Dubrule
– un centralien et un autodidacte – uniquement grâce à des capitaux empruntés à de la famille et des amis. En août 1967, le premier Novotel ouvrait ses portes à Lille; il possédait déjà les caractéristiques qui devaient forger l'identité de la chaîne: standardisation poussée des chambres, situation à la périphérie des villes – plus précisément sur le tracé de l'autoroute, à la hauteur de la dernière sortie avant l'agglomération, niveau de confort élevé pour l'époque – Novotel fut une des premières chaînes à proposer systématiquement des salles de bains. Le succès auprès de la clientèle d'affaires fut immédiat: en 1972, la chaîne comptait déjà trente-cinq hôtels. Se succédèrent ensuite la création d'Ibis en 1973, la reprise en 1975 de Mercure, en 1981 de Sofitel. Parallèlement, le groupe entamait une diversification prudente dans la restauration – rachat de la chaîne Courtepaille et du groupe Jacques Borel International, très bien implanté dans la restauration collective et le secteur du ticket-restaurant. En 1983, la société changea de nom pour se transformer en groupe Aurore. Puis, en 1985, ce fut la création des Formules 1 – les premiers hôtels sans aucun personnel, et un des plus grands succès dans l'histoire de l'hôtellerie. Déjà bien implantée en Afrique et au Moyen-Orient, la société prit pied en Asie et créa son propre centre de formation – l'académie Aurore. En 1990, l'acquisition de Motel 6, avec ses six cent cinquante établissements répartis sur le territoire américain, hissa le groupe au premier rang mondial; elle fut suivie en 1991 d'une OPA réussie sur le groupe Wagons Lits. Ces acquisitions coûtèrent cher, et en 1993 Aurore traversa une crise: l'endettement était jugé beaucoup trop élevé par les actionnaires, le rachat de la chaîne Méridien échoua. Grâce à la cession de quelques actifs et au redressement d'Europcar, de Lenôtre et de la Société des Casinos Lucien Barrière, la situation fut redressée dès l'exercice 1995. En janvier 1997, Paul Dubrule et Gérard Pélisson quittèrent la présidence du groupe, qu'ils confièrent à Jean-Luc Espitalier, un énarque au parcours qualifié d' «atypique» par les magazines économiques. Ils restèrent cependant membres du conseil de surveillance. La transition se passa bien, et fin 2000 le groupe avait renforcé son statut de leader mondial, consolidant encore son avance sur Mariott et Hyatt
– respectivement numéro deux et numéro trois. Dans les dix premières chaînes hôtelières mondiales, on comptait neuf chaînes américaines et une chaîne française – le groupe Aurore.
Jean-Yves gara sa voiture à neuf heures et demie sur le parking du siège du groupe, à Évry. Il fit quelques pas pour se détendre, dans l'air glacial, en attendant l'heure du rendez-vous. À dix heures précises, il fut introduit dans le bureau de Eric Leguen, le vice-président exécutif hôtellerie, membre du directoire. Centralien et diplômé de Stanford, l'homme avait quarante-cinq ans. Grand, costaud, les cheveux blonds, les yeux bleus, il ressemblait un peu à Jean-Yves – avec dix ans de plus, et quelque chose de plus affirmé dans l'attitude. «Le président Espitalier va vous recevoir dans un quart d'heure, commença-t-il. En attendant, je vais vous expliquer pourquoi vous êtes là. Il y a deux mois, nous avons racheté la chaîne Eldorador au groupe Jet Tours. C'est une petite chaîne d'une dizaine d'hôtels-clubs de plage répartis dans le Maghreb, en Afrique noire et aux Antilles.
– Elle est déficitaire, je crois.
– Pas plus que l'ensemble du secteur.» Il sourit brusquement. «Enfin, si, un peu plus que l'ensemble du secteur. Pour ne rien vous cacher, le prix de l'acquisition était raisonnable; mais il n'était pas dérisoire, il y avait d'autres groupes sur les rangs: il y a encore pas mal de gens dans la profession qui pensent que le marché va repartir. C'est vrai que, pour l'instant, le Club Méditerranée est le seul à tirer son épingle du jeu; tout à fait confidentiellement, nous avions d'ailleurs songé à une OPA sur le Club. Mais la proie était un peu grosse, l'actionnariat n'aurait pas suivi. Et puis ça n'aurait pas été très amical avec Philippe Bourguignon, qui est un de nos anciens employés…» Il eut cette fois un sourire un peu faux, comme s'il voulait indiquer qu'il s'agissait peut-être – mais pas certainement – d'une plaisanterie. «Bref, reprit-il, ce que nous vous proposons, c'est de reprendre la direction de l'ensemble des clubs Eldorador. Votre objectif, naturellement, serait de revenir assez vite à l'équilibre, puis de dégager des bénéfices.
– Ce n'est pas une tâche facile.
– Nous en sommes conscients; nous pensons que le niveau de rémunération proposé est suffisamment attractif. Sans parler des possibilités de carrière au sein du groupe, qui sont immenses: nous sommes présents dans cent quarante-deux pays, nous employons plus de cent trente mille personnes. Par ailleurs, la plupart de nos cadres supérieurs deviennent assez rapidement actionnaires du groupe: c'est un système auquel nous croyons, je vous ai préparé une note là-dessus, avec quelques exemples chiffrés.
– Il faudra aussi que je dispose d'informations plus précises sur la situation des hôtels de la chaîne.
– Bien entendu; je vous remettrai un dossier détaillé tout à l'heure. Ce n'est pas un achat purement tactique, nous croyons aux possibilités de la structure: l'implantation géographique des établissements est bonne, leur état général excellent – il y a très peu de travaux d'aménagement à prévoir. Du moins, c'est ce qu'il me semble; mais je n'ai pas d'expérience dans le domaine de l'hôtellerie de loisirs. Nous travaillerons évidemment en concertation; mais, sur toutes ces questions, ce sera à vous de décider. Si vous souhaitez vous séparer d'un établissement, ou faire l'acquisition d'un autre, c'est à vous qu'appartiendra la décision finale. C'est ainsi que nous travaillons, chez Aurore.»
Il réfléchit un moment avant de poursuivre: «Naturellement, vous n'êtes pas là par hasard. Votre parcours au sein de Nouvelles Frontières a été suivi très attentivement par la profession; on peut même dire que vous avez fait école. Vous n'avez pas cherché systématiquement à proposer le prix le plus bas, ni les meilleures prestations; à chaque fois, vous avez collé de très près au niveau de prix acceptable par la clientèle pour un certain niveau de prestations; c'est exactement la philosophie que nous poursuivons, dans chacune des chaînes du groupe. Et, ce qui est très important également, vous avez participé à la création d'une marque, dotée d'une image forte; cela, nous n'avons pas toujours su le faire, chez Aurore.»