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À l'arrivée de Lindsay Lagarrigue, le sociologue des comportements, Jean-Yves eut l'impression de se retrouver en terrain connu. Le type avait à peu près trente ans, le front dégarni, les cheveux noués en catogan; il portait un jogging Adidas, un tee-shirt Prada, des Nike en mauvais état; enfin, il ressemblait à un sociologue des comportements. Il commença par leur distribuer un dossier très mince, surtout composé de graphiques avec des flèches et des cercles; sa serviette ne contenait rien d'autre. La première page était constituée par la photocopie d'un article du Nouvel Observateur, plus précisément de l'éditorial du supplément vacances, intitulé: «Partir autrement».

«En l'an 2000, commença Lagarrigue en lisant l'article à voix haute, le tourisme de masse a fait son temps. On rêve de voyage comme d'un accomplissement individuel, mais dans un souci éthique.» Ce passage, qui ouvrait l'éditorial, lui paraissait symptomatique des mutations en cours. Il bavarda quelques minutes sur ce thème, puis invita l'assistance à concentrer son attention sur les phrases suivantes: «En l'an 2000, on s'interroge sur un tourisme respectueux de l'autre. On aimerait bien aussi, nous les nantis, ne pas partir seulement pour un plaisir égoïste; mais pour témoigner d'une certaine forme de solidarité.

– Combien est-ce qu'on a payé ce mec pour son étude? demanda discrètement Jean-Yves à Valérie.

– Cent cinquante mille francs.

– Je n'arrive pas à y croire… Est-ce que ce connard va se contenter de nous réciter une photocopie du Nouvel Obs?»

Lindsay Lagarrigue continua de paraphraser vaguement les termes de l'article, puis il lut un troisième passage, d'un ton absurdement emphatique: «En l'an 2000, s'exclama-t-il, on se veut nomade. On part en train ou en croisière, sur les fleuves ou les océans: à l'ère de la vitesse, on redécouvre les délices de la lenteur. On se perd dans le silence infini des déserts; et puis, sans transition, on ira se plonger dans l'effervescence des grandes capitales. Mais toujours avec la même passion…» Éthique, accomplissement individuel, solidarité, passion: les mots clés, selon lui, étaient prononcés. Dans ce nouveau contexte, il ne fallait guère s'étonner que le système des clubs de vacances, basé sur le repli sur soi égoïste et sur l'uniformisation des besoins et des désirs, connaisse des difficultés récurrentes. Le temps des Bronzés était définitivement révolu: ce que souhaitaient retrouver les vacanciers modernes c'étaient l'authenticité, la découverte, le sens du partage. Plus généralement, le modèle fordiste du tourisme de loisirs – caractérisé par les célèbres «4S»: Sea, Sand, Sun… and Sex, avait vécu. Ainsi que le montraient avec éclat les travaux de Michky et Braun, l'ensemble de la profession devait dès à présent se préparer à envisager son activité dans une perspective post-fordiste.

Le sociologue des comportements avait du métier, il aurait pu continuer pendant des heures. «Excusez-moi… l'interrompit Jean-Yves d'une voix où perçait l'agacement.

– Oui?… le sociologue des comportements lui adressa un sourire enchanteur.

– Je pense que tout le monde autour de cette table, sans exception, est conscient de ce que le système des clubs de vacances connaît en ce moment des difficultés. Ce que nous vous demandons, ce n'est pas de nous décrire à l'infini les caractéristiques du problème; ce serait plutôt d'essayer, ne serait-ce qu'un minimum, d'indiquer l'ébauche d'une solution.»

Lindsay Lagarrigue en resta bouche bée; il n'avait nullement prévu d'objection de cet ordre. «Je crois… bredouilla-t-il finalement, je crois que pour résoudre un problème il est déjà important de l'identifier, et d'avoir une idée de ses causes.» Encore une phrase creuse, songea rageusement Jean-Yves; non seulement creuse, mais en l'occurrence fausse. Les causes faisaient évidemment partie d'un mouvement social général, qu'il n'était pas en leur pouvoir de changer. Il fallait s'y adapter, c'est tout. Comment pouvait-on s'y adapter? Cet imbécile n'en avait à l'évidence pas la moindre idée.

«Ce que vous nous dites, en gros, reprit Jean-Yves, c'est que le système des clubs de vacances est dépassé.

– Non, non, pas du tout… Le sociologue des comportements commençait à perdre pied. Je crois… je crois simplement qu'il faut réfléchir. – Et pourquoi on te paie, connard?» lança Jean-Yves à mi-voix avant de reprendre, à l'attention de tous:

«Eh bien, nous allons essayer de réfléchir. Je vous remercie, monsieur Lagarrigue, pour votre communication; je pense que nous n'aurons plus besoin de vous aujourd'hui. Je propose d'interrompre la réunion dix minutes, le temps de prendre une tasse de café.»

Dépité, le sociologue des comportements rangea ses diagrammes. À la reprise de la réunion, Jean-Yves rassembla ses notes et prit la parole:

«Entre 1993 et 1997, le Club Méditerranée, vous le savez, a traversé la crise la plus grave de son histoire. Les concurrents et les imitateurs s'étaient multipliés, ils avaient repris tels quels les ingrédients de la formule du Club, tout en baissant considérablement les prix: la fréquentation était en chute libre. Comment ont-ils réussi à redresser la situation? Pour l'essentiel, en baissant eux aussi leurs prix. Mais ils ne les ont pas baissés jusqu'au niveau de la concurrence: ils savaient qu'ils bénéficiaient d'une antériorité, d'une réputation, d'une image; ils savaient que leur clientèle pouvait accepter un certain différentiel de prix – qu'ils ont fixé, selon les destinations et après des enquêtes minutieuses, entre 20 et 30 % – afin de bénéficier de l'authenticité de la formule Club Med, de sa "version originale" en quelque sorte. Tel est le premier axe de réflexion que je vous proposerai d'explorer au cours des prochaines semaines: y a-t-il place, sur le marché des clubs de vacances, pour une autre formule que celle du Club? Et, si oui, pouvons-nous déjà visualiser ses contours, nous faire une idée de sa clientèle cible? Ce n'est pas une question évidente.

«Je viens, reprit-il, vous le savez probablement déjà tous, je viens de Nouvelles Frontières. Nous avons nous aussi, même si ce n'est pas le secteur le plus connu de l'activité du groupe, créé des clubs de vacances: les Paladiens. À peu près en même temps que le Club Méditerranée, nous avons connu des difficultés avec ces clubs; nous les avons résolues très rapidement. Pourquoi? parce que nous étions le premier tour-opérateur français. À l'issue de leur découverte du pays, nos participants souhaitaient, dans la grande majorité des cas, une prolongation balnéaire. Nos circuits ont la réputation, d'ailleurs justifiée, d'être parfois difficiles, de demander une bonne condition physique. Après avoir, en quelque sorte, gagné à la dure leurs galons de "voyageur", nos clients se montraient en général ravis de se retrouver pour un temps dans la peau d'un simple touriste. Devant le succès de la formule, nous avons décidé d'inclure directement la prolongation balnéaire dans la plupart des circuits – ce qui permettait de gonfler les durées catalogue: la journée balnéaire, vous le savez, revient beaucoup moins cher que la journée de voyage. Dans ces conditions, il nous était évidemment facile de privilégier nos propres hôtels. Tel est le deuxième axe de réflexion que je vous propose: il est possible que le salut des clubs de vacances passe par une collaboration plus étroite avec le tour-operating. Là encore il vous faudra faire preuve d'imagination, et ne pas vous limiter aux acteurs présents sur le marché français. C'est un domaine nouveau que je vous demande d'explorer; nous avons peut-être beaucoup à gagner dans une alliance avec les grands voyagistes d'Europe du Nord.» Après la réunion, une femme d'une trentaine d'années, au joli visage blond, s'approcha de Jean-Yves. Elle s'appelait Marylise Le François, c'était la responsable de la communication. «Je voulais que vous sachiez que j'ai beaucoup apprécié votre intervention… dit-elle. C'était nécessaire. Je crois que vous avez réussi à remotiver les gens. Maintenant, tout le monde est conscient qu'il y a quelqu'un aux commandes; maintenant, on va vraiment pouvoir se remettre au travail.»