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Ce n'était pas si facile, ils s'en rendirent rapidement compte. La plupart des tour-opérateurs britanniques, et surtout allemands, possédaient déjà leurs propres chaînes de clubs de vacances; ils n'avaient aucun intérêt à s'associer avec un autre groupe. Tous les contacts pris dans cette direction échouèrent. D'un autre côté, le Club Méditerranée semblait bien avoir trouvé la formule standard définitive des clubs de vacances; depuis leur création, aucun concurrent n'avait été capable de proposer d'innovation réelle.
Valérie finit par avoir une idée, deux semaines plus tard. Il était presque dix heures du soir; elle prenait un chocolat avant de rentrer, affalée dans un fauteuil au milieu du bureau de Jean-Yves. Ils étaient tous les deux épuisés, ils avaient travaillé toute la journée sur le bilan financier des clubs.
«Au fond, soupira-t-elle, on a peut-être tort de scinder les circuits et les séjours.
– Qu'est-ce que tu veux dire?
– Souviens-toi, à Nouvelles Frontières: même en dehors des prolongations balnéaires, lorsqu'il y avait une journée de repos plage en milieu de circuit, elle était toujours très appréciée. Et ce dont les gens se plaignaient le plus souvent, c'est d'avoir à changer d'hôtel sans arrêt. En fait, ce qu'il faudrait, c'est panacher systématiquement les excursions et le séjour de plage: une journée d'excursion, une journée de repos, et ainsi de suite. Avec retour à l'hôtel tous les soirs, ou tous les deux soirs dans le cas d'excursions longues; mais sans avoir à refaire sa valise, ni à libérer sa chambre.
– Il y a déjà des excursions proposées dans les clubs; je ne suis pas certain qu'elles marchent si bien que ça.
– Oui, mais elles sont en supplément, et les Français détestent les suppléments. En plus, il faut réserver sur place: les gens hésitent, tergiversent, ils n'arrivent pas à choisir, et en définitive ils ne font rien. En fait ils aiment bien les découvertes, à condition qu'on leur mâche le travail; et, surtout, ils adorent le tout compris.»
Jean-Yves réfléchit un court moment. «Tu sais que c'est pas bête, ce que tu proposes… dit-il. En plus, on devrait pouvoir le mettre sur pied assez vite: dès cet été, je pense, on pourrait intégrer la formule en complément des séjours ordinaires. On appellerait ça "Eldorador Découverte", un truc de ce genre.»
Jean-Yves consulta Leguen avant de lancer l'opération; il se rendit rapidement compte que l'autre n'avait aucune envie de prendre position, ni dans un sens ni dans l'autre. «C'est votre responsabilité», dit-il sobrement. En écoutant Valérie me raconter ses journées, je me rendais compte que je ne connaissais pas grand-chose à l'univers des cadres supérieurs. Déjà, le tandem qu'elle formait avec Jean-Yves était en soi exceptionnel. «Dans une situation normale, me dit-elle, il aurait comme assistante une fille qui rêverait de prendre sa place. Ça donne lieu à des calculs compliqués, dans les entreprises: il est parfois avantageux d'échouer, à condition de pouvoir rejeter la responsabilité sur quelqu'un d'autre.» En l'occurrence, ils étaient plutôt dans une situation saine: personne, à l'intérieur du groupe, n'avait envie de prendre leur place; la plupart des cadres considéraient que le rachat d'Eldorador avait été une erreur.
Jusqu'à la fin du mois, elle travailla beaucoup avec Marylise Le François. Pour les vacances d'été les catalogues devaient impérativement être prêts fin avril, c'était la dernière limite, en fait c'était même un peu tard. Elle s'en rendit tout de suite compte, la communication de Jet Tours sur ses clubs avait été absolument déplorable. «Les vacances en Eldorador, c'est un peu comme ces moments magiques, en Afrique, quand la chaleur commence à tomber et que tout le village se réunit autour de l'arbre à palabres pour écouter les vieux sages…» lut-elle à Jean-Yves. «Franchement, t'arrivés à y croire, toi? Avec les photos d'animateurs à côté, qui sautent en l'air dans leurs costumes jaunes à la con. C'est vraiment n'importe quoi.
– Et le slogan "Eldorador, tu vis plus fort", qu'est-ce que tu en penses?
– Je ne sais pas; je ne sais même plus quoi en penser.
– Pour la formule-club ordinaire c'est trop tard, les catalogues sont déjà distribués. Ce qui est sûr, c'est qu'on va devoir repartir à zéro pour le catalogue "Découverte".
– Ce qu'il faut, je pense, intervint Marylise, c'est jouer la juxtaposition de la rudesse et du luxe. Un thé à la menthe en plein désert, mais sur des tapis précieux…
– Ouais, les moments magiques… fit Jean-Yves avec lassitude. Il se leva avec effort de son siège. N'oubliez pas de le mettre quelque part, "moments magiques", bizarrement ça marche toujours. Bon, je vous laisse, je retourne à mes frais fixes…»
C'était certainement lui qui avait la partie la plus ingrate du travail, Valérie en avait conscience. Elle-même ne connaissait à peu près rien à la gestion hôtelière, ça lui rappelait juste de vagues souvenirs de BTS. «Edouard Yang, propriétaire d'un hôtel-restaurant trois étoiles, estime qu'il est de son devoir de satisfaire au mieux sa clientèle; il cherche constamment à innover et à répondre à ses besoins. Il sait par expérience que le petit déjeuner représente un moment important, qui participe à l'équilibre alimentaire de toute la journée et contribue de manière décisive à la création de l'image de l'hôtel.» Elle avait eu le sujet lors d'un devoir sur table en première année. Edouard Yang décidait une enquête statistique auprès de sa clientèle, en particulier en fonction du nombre d'occupants des chambres (célibataires, couples, familles). Il fallait dépouiller l'enquête, calculer le Khi 2, le sujet se terminait par cette question: «En d'autres termes, est-ce que la situation familiale est un critère explicatif de la consommation de fruits frais au petit déjeuner?»
En fouillant dans ses dossiers, elle parvint à retrouver un sujet de BTS blanc qui correspondait bien à sa situation présente. «Vous venez d'être nommé responsable marketing à la direction internationale du groupe South America. Celui-ci vient de racheter l'hôtel-restaurant "Les Antilles", un établissement quatre étoiles de cent dix chambres situé en Guadeloupe face à la mer. Construit en 1988 et rénové en 1996, il connaît actuellement de graves problèmes. En effet, le taux d'occupation moyen n'est que de 45 %, ce qui est loin d'atteindre le seuil de rentabilité attendu.» Elle avait obtenu 18/20, ce qui pouvait apparaître comme un bon présage. À l'époque, elle s'en souvenait, tout cela lui était apparu comme une fable, une fable d'ailleurs pas très crédible. Elle ne s'imaginait pas responsable marketing du groupe South America, ni de quoi que ce soit. C'était un jeu, un jeu intellectuel pas très intéressant ni très difficile. Maintenant, ils ne jouaient plus; ou bien si, mais ils jouaient leur carrière.