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Elle rentrait tellement épuisée de son travail qu'elle n'avait plus la force de faire l'amour, à peine de me sucer; elle s'endormait à moitié, gardait mon sexe dans sa bouche. Quand je la pénétrais c'était en général le matin, au réveil. Ses orgasmes étaient plus doux, plus restreints, comme étouffés au travers d'un rideau de fatigue; je crois que je l'aimais de plus en plus.

Fin avril les catalogues furent fabriqués, et distribués dans cinq mille agences de voyages – la quasi-totalité du réseau français. Il fallait à présent s'occuper de l'infrastructure des excursions, afin que tout soit prêt le 1er juillet. Le bouche à oreille jouait énormément, pour ce type de produits neufs: une excursion annulée, ou mal organisée, ça pouvait représenter beaucoup de clients perdus. Ils avaient décidé de ne pas investir dans une grosse campagne de pub. Curieusement, Jean-Yves, bien qu'il ait fait une spécialité marketing, croyait assez peu à la pub. «Ça peut être utile pour infléchir une image, disait-il; mais nous n'en sommes pas là. Pour l'instant, le plus important pour nous, c'est d'être bien distribués, et de donner au produit une réputation de fiabilité.» Ils investirent par contre énormément dans l'information à destination des agences de voyages; il était capital que le produit soit proposé très vite, et spontanément, par les agents de comptoir. Ce fut surtout Valérie qui s'en chargea, elle connaissait bien le milieu. Elle se souvenait de l'argumentaire CAP / SON-CAS, qu'elle avait appris à maîtriser au cours de ses années d'études (Caractéristiques-Avantages-Preuves / Sécurité – Orgueil – Nouveauté – Confort – Argent – Sympathie); elle se souvenait aussi de la réalité, infiniment plus simple. Mais la plupart des vendeuses étaient très jeunes, beaucoup sortaient à peine de leur BTS; il valait mieux leur parler le langage qu'elles étaient préparées à entendre. En discutant avec certaines de ces filles, elle se rendit compte que la typologie de Barma était encore enseignée dans les écoles. (L'acheteur technicien: centré sur le produit, sensible à son aspect quantitatif, il attache de l'importance à l'aspect technique et à la nouveauté. L'acheteur dévot: il fait une confiance aveugle au vendeur, car il est dépassé par le produit. L'acheteur complice: il joue volontiers sur les points communs qu'il peut découvrir avec le vendeur, si ce dernier sait établir une bonne communication interpersonnelle. L'acheteur profiteur: c'est un manipulateur dont la stratégie consiste à connaître directement le fournisseur afin d'en tirer le maximum d'avantages. L'acheteur développement: attentif au vendeur qu'il respecte, au produit proposé, conscient de ses besoins, il communique aisément.) Valérie avait cinq ou six ans de plus que ces filles; elle était partie du niveau qu'elles avaient en ce moment, et elle avait atteint une réussite professionnelle dont la plupart auraient à peine osé rêver. Elles lui jetaient des regards d'admiration un peu sotte.

J'avais une clef de son appartement, maintenant; en général, en l'attendant le soir, je lisais le Cours de philosophie positive, d'Auguste Comte. J'aimais ce texte ennuyeux et dense; souvent, je lisais la même page trois ou quatre fois de suite. Il me fallut à peu près trois semaines pour terminer la cinquantième leçon, «Considérations préliminaires sur la statique sociale, ou théorie générale de l'ordre naturel spontané des sociétés humaines». Certainement, j'avais besoin d'une théorie quelconque qui m'aiderait à faire le point sur ma situation sociale.

«Tu travailles beaucoup trop, Valérie… lui dis-je un soir de mai, alors qu'elle reposait, recroquevillée par la fatigue, sur le canapé du salon. Il faut au moins que ça serve à quelque chose. Tu devrais mettre du fric de côté, sinon d'une manière ou d'une autre on finira par le dépenser bêtement.» Elle convint que j'avais raison. Le lendemain matin elle prit deux heures et nous nous rendîmes au Crédit Agricole de la Porte d'Orléans pour y ouvrir un compte commun. Elle me signa une procuration, et je revins discuter avec un conseiller deux jours plus tard. Je décidai de mettre de côté vingt mille francs par mois sur son salaire, la moitié dans un plan d'assurance, l'autre dans un plan d'épargne-logement. J'étais maintenant à peu près tout le temps chez elle, ça n'avait plus tellement de sens que je garde un appartement.

Ce fut elle qui me fit la proposition, au début du mois de juin. Nous avions fait l'amour une grande partie de l'après-midi: enlacés entre les draps, nous marquions de longues pauses; puis elle me branlait ou me suçait, je recommençais à la pénétrer; ni l'un ni l'autre nous n'avions joui, à chaque fois qu'elle me touchait je rebandais facilement, sa chatte était restée constamment humide. Elle se sentait bien, je le voyais, l'apaisement emplissait son regard. Vers neuf heures, elle me proposa d'aller dîner dans un restaurant italien près du parc Montsouris. La nuit n'était pas encore tout à fait tombée; il faisait très doux. Je devais passer chez moi ensuite, si je voulais, comme d'habitude, aller au bureau en costume-cravate. Le serveur nous apporta deux cocktails maison.

«Tu sais, Michel… me dit-elle une fois qu'il se fut éloigné, tu pourrais très bien t'installer chez moi. Je ne crois pas que ce soit nécessaire de jouer plus longtemps la comédie de l'indépendance. Ou bien, si tu préfères, on peut prendre un appartement à deux.»

Oui, dans un sens, je préférais; disons, j'avais davantage l'impression d'un nouveau départ. D'un premier départ, à vrai dire, en ce qui me concernait; et, dans son cas, finalement, aussi. On s'habitue à l'isolement, et à l'indépendance; ce n'est pas forcément une bonne habitude. Si je voulais vivre quelque chose qui ressemble à une expérience conjugale, c'était de toute évidence le moment. Je connaissais bien entendu les inconvénients de la formule; je savais que le désir s'émousse plus vite au sein d'un couple constitué. Mais il s'émousse de toute façon, c'est une loi de la vie; et il est peut-être possible, alors, d'atteindre une union d'un autre ordre – beaucoup de personnes, quoi qu'il en soit, l'ont pensé. Ce soir, de toute façon, mon désir pour Valérie était loin d'être émoussé. Juste avant de la quitter, je l'embrassai sur la bouche; elle ouvrit largement les lèvres, s'abandonnant complètement au baiser. Je passai les mains dans son jogging, sous sa culotte, posai mes paumes sous ses fesses. Elle recula son visage, regarda à gauche et à droite: la rue était parfaitement calme. Elle s'agenouilla sur le trottoir, défit ma braguette, prit mon sexe dans sa bouche. Je m'adossai aux grilles du parc; j'étais prêt à venir. Elle retira sa bouche et continua à me branler de deux doigts, tout en passant son autre main dans mon pantalon pour me caresser les couilles. Elle ferma les yeux; j'éjaculai sur son visage. À ce moment, je crus qu'elle allait avoir une crise de larmes; mais finalement non, elle se contenta de lécher le sperme qui coulait le long de ses joues.

Dès le lendemain matin, je me mis à faire les petites annonces; il fallait plutôt chercher dans les quartiers sud, pour le travail de Valérie. Une semaine plus tard, j'avais trouvé: c'était un grand quatre-pièces au trentième étage de la tour Opale, près de la porte de Choisy. Je n'avais jamais eu, auparavant, de belle vue sur Paris; je ne l'avais jamais tellement recherché non plus, à vrai dire. Au moment du déménagement, je pris conscience que je ne tenais à rien de ce qui se trouvait dans mon appartement. J'aurais pu en tirer une certaine joie, ressentir quelque chose qui s'apparente à l'ivresse de l'indépendance; j'en fus au contraire légèrement effrayé. Ainsi, j'avais pu vivre quarante ans sans établir le moindre contact un tant soi peu personnel avec un objet. J'avais en tout et pour tout deux costumes, que je portais à tour de rôle. Des livres, oui, j'avais des livres; mais j'aurais pu facilement les racheter, aucun d'entre eux n'avait quoi que ce soit de précieux ni de rare. Plusieurs femmes avaient croisé mon chemin; je n'en conservais aucune photo, ni aucune lettre. Je n'avais pas non plus de photos de moi: ce que j'avais pu être à quinze, vingt ou trente ans, je n'en gardais aucun souvenir. Pas non plus de papiers véritablement personnels: mon identité tenait en quelques dossiers, aisément contenus dans une chemise cartonnée de format usuel. Il est faux de prétendre que les êtres humains sont uniques, qu'ils portent en eux une singularité irremplaçable; en ce qui me concerne, en tout cas, je ne percevais aucune trace de cette singularité. C'est en vain, le plus souvent, qu'on s'épuise à distinguer des destins individuels, des caractères. En somme, l'idée d'unicité de la personne humaine n'est qu'une pompeuse absurdité. On se souvient de sa propre vie, écrit quelque part Schopenhauer, un peu plus que d'un roman qu'on aurait lu par le passé. Oui, c'est cela: un peu plus seulement.