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Durant la deuxième quinzaine de juin, Valérie eut à nouveau énormément de travail; le problème de travailler avec des pays multiples, c'est qu'avec les décalages horaires on pourrait pratiquement être en activité vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il faisait de plus en plus chaud, l'été promettait d'être splendide; pour l'instant, nous n'en profitions pas beaucoup. Après mon travail j'aimais bien aller faire un tour chez Tang Frères, je fis un essai pour me mettre à la cuisine asiatique. Mais c'était trop compliqué pour moi, il y avait un nouvel équilibre à trouver entre les ingrédients, une manière particulière de hacher les légumes, c'était presque une autre structure mentale. Je me rabattis sur la cuisine italienne, quand même plus à ma portée. Je n'aurais jamais pensé que je trouverais, un jour dans ma vie, du plaisir à faire la cuisine. L'amour sanctifie.

Dans la cinquantième leçon de sociologie, Auguste Comte combat cette «étrange aberration métaphysique» qui conçoit la famille sur le type de la société. «Fondée principalement sur l'attachement et la reconnaissance, écrit-il, l’union domestique est surtout destinée à satisfaire directement, par sa seule existence, l'ensemble de nos instincts sympathiques, indépendamment de toute pensée de coopération active et continue à un but quelconque, si ce n'est à celui de sa propre institution. Lorsque malheureusement la coordination des travaux demeure le seul principe de liaison, l'union domestique tend nécessairement à dégénérer en simple association, et même le plus souvent elle ne tarde point à se dissoudre essentiellement.» Au bureau, je continuais à en faire le minimum; j'eus quand même deux ou trois expositions importantes à organiser, je m'en tirai sans grande difficulté. Ce n'est pas très difficile de travailler dans un bureau, il suffit d'être un peu méticuleux, de prendre des décisions rapidement, et de s'y tenir. J'avais vite compris qu'il n'est pas forcément nécessaire de prendre la meilleure décision, mais qu'il suffit, dans la plupart des cas, de prendre une décision quelconque, à condition de la prendre rapidement; enfin, si on travaille dans le secteur public. J'éliminais des projets artistiques, j'en retenais d'autres: je le faisais selon des critères insuffisants, il ne m'était pas arrivé une seule fois en dix ans de demander un complément d'information; et je n'en éprouvais en général pas le moindre remords. Au fond, j'avais assez peu d'estime pour les milieux de l'art contemporain. La plupart des artistes que je connaissais se comportaient exactement comme des entrepreneurs: ils surveillaient avec attention les créneaux neufs, puis ils cherchaient à se positionner rapidement. Comme les entrepreneurs, ils sortaient en gros des mêmes écoles, ils étaient fabriqués sur le même moule. Il y avait quand même quelques différences: dans le domaine de l'art, la prime à l'innovation était plus forte que dans la plupart des autres secteurs professionnels; par ailleurs les artistes fonctionnaient souvent en meutes ou en réseaux, à l'opposé des entrepreneurs, êtres solitaires, entourés d'ennemis – les actionnaires toujours prêts à les lâcher, les cadres supérieurs toujours prêts à les trahir. Mais il était rare, dans les dossiers d'artistes dont j'avais à m'occuper, que je ressente une véritable nécessité intérieure. Fin juin il y eut quand même l'exposition de Bertrand Bredane, que j'avais soutenu depuis le début avec acharnement – à la grande surprise de Marie-Jeanne, qui s'était habituée à ma docilité indifférente, et était elle-même profondément révulsée par les œuvres de ce type. Ce n'était pas exactement un jeune artiste, il avait déjà quarante-trois ans, et il était physiquement plutôt usé – il ressemblait assez au personnage du poète alcoolique dans Le Gendarme de Saint-Tropez. Il s'était surtout fait connaître en laissant pourrir de la viande dans des culottes de jeunes femmes, ou en cultivant des mouches dans ses propres excréments, qu'il lâchait ensuite dans les salles d'exposition. Il n'avait jamais eu beaucoup de succès, il n'appartenait pas aux bons réseaux, et il s'obstinait dans une veine trash un peu datée. Je sentais en lui une certaine authenticité – mais c'était peut-être simplement l'authenticité de l'échec. Il ne paraissait pas très équilibré. Son dernier projet était pire que les précédents – ou meilleur, c'est selon. Il avait réalisé une vidéo sur le parcours des cadavres de ces gens qui acceptent après leur mort de donner leur corps à la science – c'est-à-dire, par exemple, de servir de sujet d'entraînement pour les dissections dans les écoles de médecine. Quelques véritables étudiants en médecine, habillés normalement, devaient se mêler au public et exhiber de temps à autre des mains coupées, ou des yeux détachés de leurs orbites – enfin, ils devaient se livrer à ces plaisanteries qu'affectionnent selon la légende les étudiants en médecine. Je commis l'erreur d'emmener Valérie au vernissage, alors qu'elle était déjà épuisée par sa journée. Je fus surpris de constater qu'il y avait pas mal de monde, dont plusieurs personnalités importantes: était-ce le début d'une période de grâce pour Bertrand Bredane? Au bout d'une demi-heure elle en eut assez, me demanda de partir. Un étudiant en médecine s'immobilisa devant elle, tenant dans sa paume une bite coupée, avec les testicules encore entourés de leurs poils. Elle détourna la tête avec écœurement, m'entraîna vers la sortie. Nous nous réfugiâmes au café Beaubourg.

Une demi-heure plus tard Bertrand Bredane fit son entrée, accompagné de deux ou trois filles que je connaissais et d'autres personnes parmi lesquelles je reconnus le directeur du mécénat de la Caisse des dépôts et consignations. Ils s'installèrent à une table voisine; je ne pouvais pas faire autrement que d'aller les saluer. Bredane était visiblement content de me voir, il est vrai que ce soir je lui avais donné un sérieux coup de main. La conversation s'éternisa, Valérie vint s'asseoir avec nous. Je ne sais pas qui a proposé d'aller boire un verre au Bar-bar; probablement Bredane lui-même. Je commis l'erreur d'accepter. La plupart des clubs échangistes qui ont tenté d'intégrer à leur programme d'animation une soirée SM hebdomadaire ont échoué. Le Bar-bar par contre, consacré dès l'origine exclusivement aux pratiques sado-masochistes, sans pour autant exiger à l'entrée un dress-code trop strict – sinon à l'occasion de certaines soirées – ne désemplissait pas depuis son ouverture. D'après ce que je pouvais en savoir, le milieu SM était un milieu assez spécifique, composé de gens qui n'éprouvent plus guère d'intérêt pour les pratiques sexuelles ordinaires, et répugnent par conséquent à se rendre dans une boîte à partouzes classique.