Выбрать главу

Pendant la dernière partie du trajet, les passagers parlèrent surtout de Baracoa, notre destination finale; ils semblaient déjà à peu près tout savoir sur cette ville. Le 28 octobre 1492, Christophe Colomb avait jeté l'ancre dans la baie, dont la forme parfaitement circulaire l'avait impressionné. «Un des plus beaux spectacles qu'on puisse voir», avait-il noté dans son journal de bord. La région n'était alors habitée que par des indiens Tainos. En 1511, Diego Velazquez avait fondé la ville de Baracoa; c'était la première ville espagnole en Amérique. Pendant plus de quatre siècles, n'étant accessible que par bateau, elle était restée isolée du reste de l'île. En 1963, la construction du viaduc de la Farola avait permis de la relier par la route à Guantanamo.

Nous arrivâmes un peu après trois heures; la ville s'étendait le long d'une baie qui formait, effectivement, un cercle quasi parfait. La satisfaction fut générale, et s'exprima par des exclamations admiratives. Finalement, ce que cherchent avant tout les amateurs de voyages de découverte, c'est une confirmation de ce qu'ils ont pu lire dans leurs guides. En somme, c'était un public de rêve: Baracoa, avec sa modeste étoile dans le guide Michelin, ne risquait pas de les décevoir. L'hôtel El Castillo, situé dans une ancienne forteresse espagnole, dominait la ville. Vue de haut, elle paraissait splendide; mais, en fait, pas plus que la plupart des villes. Au fond elle était même assez quelconque, avec ses HLM miteuses, d'un gris noirâtre, tellement sordides qu'elles en paraissaient inhabitées. Je décidai de rester au bord de la piscine, de même que Valérie. Il y avait une trentaine de chambres, toutes occupées par des touristes d'Europe du Nord, qui semblaient tous à peu près venus pour les mêmes raisons. Je remarquai d'abord deux Anglaises d'une quarantaine d'années, plutôt enveloppées; l'une d'entre elles portait des lunettes. Elles étaient accompagnées de deux métis, l'air insouciant, vingt-cinq ans tout au plus. Ils avaient l'air à l'aise dans la situation, parlaient et plaisantaient avec les grosses, leur tenaient la main, les prenaient par la taille. J'aurais été bien incapable, pour ma part, de faire ce genre de travail; je me demandais s'ils avaient des trucs, à quoi ou à qui ils pouvaient penser au moment de stimuler leur érection. À un moment donné, les deux Anglaises montèrent jusqu'à leurs chambres pendant que les types continuaient à discuter au bord de la piscine; si je m'étais vraiment intéressé à l'humanité j'aurais pu engager la conversation, essayer d'en savoir un peu plus. Après tout il suffisait peut-être de branler correctement, l'érection pouvait sans doute avoir un caractère purement mécanique; des biographies de prostitués auraient pu me renseigner sur ce point, mais je ne disposais que du Discours sur l'esprit positif. Alors que je feuilletais le sous-chapitre intitulé: «La politique populaire, toujours sociale, doit devenir surtout morale», j'aperçus une jeune Allemande qui sortait de sa chambre, accompagnée par un grand Noir. Elle ressemblait vraiment à une Allemande telle qu'on se les imagine, avec de longs cheveux blonds, des yeux bleus, un corps plaisant et ferme, de gros seins. C'est très attirant comme type physique, le problème c'est que ça ne tient pas, dès l'âge de trente ans il y a des travaux à prévoir, des liposuccions, du silicone; enfin pour l'instant tout allait bien, elle était même franchement excitante, son cavalier avait eu de la chance. Je me suis demandé si elle payait autant que les Anglaises, s'il y avait un tarif unique pour les hommes comme pour les femmes; là encore il aurait fallu enquêter, interroger. C'était trop fatigant pour moi, je décidai de monter dans ma chambre. Je commandai un cocktail, que je sirotai lentement sur le balcon. Valérie se faisait bronzer, se trempait de temps en temps dans la piscine; au moment où je rentrai pour m'allonger, je m'aperçus qu'elle avait engagé la conversation avec l'Allemande.

Elle monta me rendre visite vers six heures; je m'étais endormi au milieu de mon livre. Elle ôta son maillot de bain, prit une douche et revint vers moi, la taille entourée d'une serviette; ses cheveux étaient légèrement humides.

«Tu vas dire que c'est une obsession chez moi, mais j'ai demandé à l'Allemande ce que les Noirs avaient de plus que les Blancs. C'est vrai, c'est frappant, à force: les femmes blanches préfèrent coucher avec des Africains, les hommes blancs avec des Asiatiques. J'ai besoin de savoir pourquoi, c'est important pour mon travail.

– Il y a aussi des Blancs qui apprécient les Noires… observai-je.

– C'est moins courant; le tourisme sexuel est beaucoup moins répandu en Afrique qu'en Asie. Enfin, le tourisme en général, à vrai dire.

– Qu'est-ce qu'elle t'a répondu?

– Les trucs classiques: les Noirs sont décontractés, virils, ils ont le sens de la fête; ils savent s'amuser sans se prendre la tête, on n'a pas de problèmes avec eux.»

Cette réponse de la jeune Allemande était certes banale, mais fournissait déjà les linéaments d'une théorie adéquate: en somme les Blancs étaient des Nègres inhibés, qui cherchaient à retrouver une innocence sexuelle perdue. Évidemment, cela n'expliquait rien à l'attraction mystérieuse que semblaient exercer les femmes asiatiques; ni au prestige sexuel dont jouissaient, selon tous les témoignages, les Blancs en Afrique noire. Je jetai alors les bases d'une théorie plus compliquée et plus douteuse: en résumé, les Blancs voulaient être bronzés et apprendre des danses de nègres; les Noirs voulaient s'éclaircir la peau et se décrêper les cheveux. L'humanité entière tendait instinctivement vers le métissage, l'indifférenciation généralisée; et elle le faisait en tout premier lieu à travers ce moyen élémentaire qu'était la sexualité. Le seul, cependant, à avoir poussé le processus jusqu'à son terme était Michael Jackson: il n'était plus ni noir ni blanc, ni jeune ni vieux; il n'était même plus, dans un sens, ni homme ni femme. Personne ne pouvait véritablement imaginer sa vie intime; ayant compris les catégories de l'humanité ordinaire, il s'était ingénié à les dépasser. Voici pourquoi il pouvait être tenu pour une star, et même pour la plus grande star – et, en réalité, la première – de l'histoire du monde. Tous les autres – Rudolf Valentino, Greta Garbo, Marlène Dietrich, Marilyn Monroe, James Dean, Humphrey Bogart – pouvaient tout au plus être considérés comme des artistes talentueux, ils n'avaient fait que mimer la condition humaine, qu'en donner une transposition esthétique; Michael Jackson, le premier, avait essayé d'aller un peu plus loin.

C'était une théorie séduisante, et Valérie m'écouta avec attention; moi-même, pourtant, je n'étais pas véritablement convaincu. Fallait-il en conclure que le premier cyborg, le premier individu qui accepterait, dans son cerveau l'implantation d'éléments d'intelligence artificielle, d'origine extra-humaine, deviendrait du même coup une star? Probablement, oui; mais cela n'avait plus grand-chose à voir avec le sujet. Michael Jackson avait beau être une star, il n'était certainement pas un symbole sexuel; si l'on voulait provoquer des déplacements touristiques massifs, susceptibles de rentabiliser des investissements lourds, il fallait se tourner vers des forces d'attraction plus élémentaires.

Un peu plus tard, Jean-Yves et les autres rentrèrent de leur visite de la ville. Le musée d'histoire locale était surtout consacré aux mœurs des Tainos, les premiers habitants de la région. Ils semblaient avoir mené une existence paisible, faite d'agriculture et de pêche; les conflits entre tribus voisines étaient presque inexistants; les Espagnols n'avaient éprouvé aucune difficulté à exterminer ces êtres peu préparés au combat. Aujourd'hui il n'en restait plus rien, hormis quelques traces génétiques minimes dans le physique de certains individus; leur culture avait entièrement disparu, elle aurait aussi bien pu ne jamais avoir existé. Dans certains dessins effectués par les ecclésiastiques qui avaient tenté – le plus souvent en vain – de les sensibiliser au message de l'Évangile, on les voyait labourer, ou s'affairer à la cuisine autour d'un feu; des femmes aux seins nus allaitaient leurs enfants. Tout cela donnait sinon une impression d'Éden, du moins celle d'une histoire lente; l'arrivée des Espagnols avait sensiblement accéléré les choses. Après les conflits classiques entre les puissances coloniales qui tenaient, à l'époque, le haut du pavé, Cuba était devenue indépendante en 1898, pour passer aussitôt sous domination américaine. Début 1959, après plusieurs années de guerre civile, les forces révolutionnaires conduites par Fidel Castro avaient pris le dessus sur l'armée régulière, obligeant Batista à s'enfuir. Compte tenu du partage en deux blocs qui s'imposait alors à l'ensemble du monde, Cuba avait rapidement dû se rapprocher du bloc soviétique, et instaurer un régime de type marxiste. Privé de soutien logistique après l'effondrement de l'Union soviétique, ce régime touchait aujourd'hui à sa fin. Valérie enfila une jupe courte, fendue sur le côté, et un petit haut de dentelle noire; nous avions le temps de boire un cocktail avant le dîner.