Tout le monde était réuni au bord de la piscine, et contemplait le soleil qui se couchait sur la baie. À proximité du rivage, l'épave d'un cargo rouillait lentement. D'autres bateaux, plus petits, flottaient sur les eaux presque immobiles; tout cela donnait une intense impression d'abandon. Des rues de la ville en contrebas, il ne s'échappait aucun bruit; quelques réverbères s'allumèrent avec hésitation. À la table de Jean-Yves il y avait un homme d'une soixantaine d'années, au visage maigre et usé, à l'allure misérable; et un autre, nettement plus jeune, trente ans tout au plus, que je reconnus comme étant le gérant de l'hôtel. Je l'avais observé plusieurs fois pendant l'après-midi, tournant nerveusement entre les tables, courant d'un endroit à l'autre pour vérifier que tout le monde était servi; son visage paraissait miné par une anxiété permanente, sans objet. En nous voyant arriver il se leva avec vivacité, approcha deux chaises, héla un serveur, s'assura qu'il, arrivait sans le moindre retard; puis il se précipita vers les cuisines. Le vieil homme, de son côté, jetait un regard désabusé sur la piscine, sur les couples installés à leurs tables, et apparemment sur le monde en général. «Pauvre peuple cubain… prononça-t-il après un long silence. Ils n'ont plus rien à vendre, à l'exception de leurs corps.» Jean-Yves nous expliqua qu'il habitait juste à côté, que c'était le père du gérant de l'hôtel. Il avait pris part à la révolution, plus de quarante ans auparavant, il avait fait partie d'un des premiers bataillons de soldats ralliés à l'insurrection castriste. Après la guerre il avait travaillé à l'usine de nickel de Moa, d'abord comme ouvrier, puis comme contremaître, enfin – après être retourné à l'université – comme ingénieur. Son statut de héros de la révolution avait permis à son fils d'obtenir un poste important dans l'industrie touristique.
«Nous avons échoué… dit-il d'une voix sourde; et nous avons mérité notre échec. Nous avions des dirigeants de grande valeur, des hommes exceptionnels, idéalistes, qui faisaient passer le bien de la patrie avant leur intérêt propre. Je me souviens du commandante Che Guevara le jour où il est venu inaugurer l'usine de traitement de cacao dans notre ville; je revois son visage courageux, honnête. Personne n'a jamais pu dire que le commandante s'était enrichi, qu'il avait cherché à obtenir des avantages pour lui ni pour sa famille. Ce ne fut pas davantage le cas de Camilo Cienfuegos, ni d'aucun de nos dirigeants révolutionnaires, ni même de Fidel – Fidel aime le pouvoir, c'est certain, il veut avoir l’œil sur tout; mais il est désintéressé, il n'a pas de propriétés magnifiques, ni de comptes en Suisse. Donc le Che était là, il a inauguré l'usine, il a prononcé un discours où il exhortait le peuple cubain à gagner la bataille pacifique de la production, après la lutte armée du combat pour l'indépendance; c'était peu avant qu'il parte au Congo. Nous pouvions parfaitement gagner cette bataille. C'est une région très fertile ici, la terre est riche et bien arrosée, tout pousse à volonté: café, cacao, canne à sucre, fruits exotiques de toutes espèces. Le sous-sol est saturé de minerai de nickel. Nous avions une usine ultramoderne, construite avec l'aide des Russes. Au bout de six mois, la production était tombée à la moitié de son chiffre normaclass="underline" tous les ouvriers volaient du chocolat, brut ou en plaquettes, le distribuaient à leur famille, le revendaient à des étrangers. Et cela a été la même chose dans toutes les usines, à l'échelle du pays entier. Quand ils ne trouvaient rien à voler les ouvriers travaillaient mal, ils étaient paresseux, toujours malades, ils s'absentaient sans la moindre raison. J'ai passé des années à essayer de leur parler, de les convaincre de se donner un peu plus de mal dans l'intérêt de leur pays: je n'ai connu que la déception et l'échec.»
Il se tut; un reste de jour flottait sur le Yunque, une montagne au sommet mystérieusement tronqué, en forme de table, qui dominait les colh'nes, et qui avait déjà fortement impressionné Christophe Colomb. Des bruits de couverts entrechoqués provenaient de la salle à manger. Qu'est-ce qui pouvait inciter les êtres humains, exactement, à accomplir les travaux ennuyeux et pénibles? Ça me paraissait la seule question politique qui vaille d'être posée. Le témoignage du vieil ouvrier était accablant, sans rémission: à son avis, uniquement le besoin d'argent; de toute évidence en tout cas la révolution avait échoué à créer l'homme nouveau, accessible à des motivations plus altruistes. Ainsi, comme toutes les sociétés, la société cubaine n'était qu'un laborieux dispositif de truquage élaboré dans le but de permettre à certains d'échapper aux travaux ennuyeux et pénibles. À ceci près que le truquage avait échoué, plus personne n'était dupe, plus personne n'était soutenu par l'espoir de jouir un jour du travail commun. Le résultat en était que plus rien ne marchait, plus personne ne travaillait ni ne produisait quoi que ce soit, et que la société cubaine était devenue incapable d'assurer la survie de ses membres.
Les autres participants de l'excursion se levèrent, se dirigèrent vers les tables. Je cherchais désespérément quelque chose d'optimiste à dire au vieil homme, un message d'espoir indéterminé; mais non, il n'y avait rien. Comme il le pressentait amèrement, Cuba allait bientôt redevenir capitaliste, et des espoirs révolutionnaires qui avaient pu l'habiter il ne resterait rien – que le sentiment d'échec, l'inutilité et la honte. Son exemple ne serait ni respecté ni suivi, il serait même pour les générations futures un objet de dégoût. Il se serait battu, puis il aurait travaillé toute sa vie, rigoureusement en vain.
Pendant tout le repas je bus pas mal, et je me retrouvai à la fin complètement pété; Valérie me regardait avec un peu d'inquiétude. Les danseuses de salsa se préparaient à leur spectacle; elles portaient des jupes plissées, des fourreaux multicolores. Nous nous installâmes en terrasse. Je savais à peu près ce que je voulais à Jean-Yves; le moment était-il bien choisi? Je le sentais un peu désemparé, mais détendu. Je commandai un dernier cocktail, allumai un cigare avant de me tourner vers lui.
«Tu veux vraiment trouver une formule nouvelle qui te permette de sauver tes hôtels-club?
– Évidemment; je suis là pour ça.
– Propose un club où les gens puissent baiser. C'est ça, avant tout, qui leur manque. S'ils n'ont pas eu leur petite aventure de vacances, ils repartent insatisfaits. Ils n'osent pas l'avouer, peut-être est-ce qu'ils n'en prennent pas conscience; mais, la fois suivante, ils changent de prestataire.