– Ils peuvent baiser, tout est même fait pour les y inciter, c'est le principe des clubs; pourquoi est-ce qu'ils ne le font pas, je n'en sais rien.»
Je balayai l'objection d'un geste de la main. «Moi non plus je n'en sais rien, mais ce n'est pas le problème; ça ne sert à rien de chercher les causes du phénomène, à supposer même que l'expression ait un sens. Il doit certainement se passer quelque chose, pour que les Occidentaux n'arrivent plus à coucher ensemble; c'est peut-être lié au narcissisme, au sentiment d'individualité, au culte de la performance, peu importe. Toujours est-il qu'à partir de vingt-cinq ou trente ans, les gens ont beaucoup de mal à faire des rencontres sexuelles nouvelles; et pourtant ils en éprouvent toujours le besoin, c'est un besoin qui ne se dissipe que très lentement. Ils passent ainsi trente ans de leur vie, la quasi totalité de leur âge adulte, dans un état de manque permanent.»
Au milieu de l'imprégnation alcoolique, juste avant l'abrutissement, on traverse parfois des instants de lucidité aiguë. Le dépérissement de la sexualité en Occident était certes un phénomène sociologique, massif, qu'il était vain de vouloir expliquer par tel ou tel facteur psychologique individuel; en jetant un regard à Jean-Yves je pris cependant conscience qu'il illustrait parfaitement ma thèse, c'en était presque gênant. Non seulement il ne baisait plus, il n'avait plus le temps d'essayer, mais il n'en avait même plus vraiment envie, et c'était encore pire, il sentait cette déperdition de vie s'inscrire dans sa chair, il commençait à flairer l'odeur de la mort. «Pourtant… objecta-t-il après une longue hésitation, j'ai entendu dire que les clubs échangistes avaient un certain succès.
– Non, justement, ça marche de moins en moins. Il y a beaucoup de boîtes qui ouvrent, mais elles ferment presque tout de suite, parce qu'elles n'ont pas de clients. En réalité il n'y a que deux boîtes qui tiennent à Paris, Chris et Manu et le 2+2, et encore elles ne sont pleines que le samedi soir: pour une agglomération de dix millions d'habitants c'est peu, et c'est beaucoup moins que dans le début des années 90. Les clubs échangistes c'est une formule sympa, mais de plus en plus démodée, parce que les gens n'ont plus envie d'échanger quoi que ce soit, ça ne correspond plus aux mentalités modernes. À mon avis, l'échangisme a autant de chances de survie aujourd'hui que l'auto-stop dans les années 70. La seule pratique qui corresponde vraiment à quelque chose en ce moment, c'est le SM…» À ce moment Valérie me jeta un regard affolé, me donna même un coup de pied dans les tibias. Je la regardai avec surprise, je mis quelques secondes à comprendre: non, évidemment, je n'allais pas parler d'Audrey; je lui fis un petit signe de tête rassurant. Jean-Yves n'avait pas remarqué l'interruption.
«Donc, poursuivis-je, d'un côté tu as plusieurs centaines de millions d'Occidentaux qui ont tout ce qu'ils veulent, sauf qu'ils n'arrivent plus à trouver de satisfaction sexuelle: ils cherchent, ils cherchent sans arrêt, mais ils ne trouvent rien, et ils en sont malheureux jusqu'à l'os. De l'autre côté tu as plusieurs milliards d'individus qui n'ont rien, qui crèvent de faim, qui meurent jeunes, qui vivent dans des conditions insalubres, et qui n'ont plus rien à vendre que leur corps, et leur sexualité intacte. C'est simple, vraiment simple à comprendre: c'est une situation d'échange idéale. Le fric qu'on peut ramasser là-dedans est presque inimaginable: c'est plus que l'informatique, plus que les biotechnologies, plus que les industries des médias; il n'y a aucun secteur économique qui puisse y être comparé.» Jean-Yves ne répondit rien; à ce moment, l'orchestre attaqua un premier morceau. Les danseuses étaient jolies et souriantes, leurs jupes plissées tourbillonnaient, découvraient largement leurs cuisses bronzées; elles illustraient à merveille mon propos. Je crus d'abord qu'il n'allait rien dire, qu'il allait simplement digérer l'idée. Pourtant, au bout d'au moins cinq minutes, il reprit:
«Ça ne s'applique pas vraiment aux pays musulmans, ton système…
– Pas de problème, tu les laisses en "Eldorador Découverte" Tu peux même t'orienter vers une formule plus dure, avec du trekking et des expériences écologiques, un truc survivor à la limite, que tu pourrais appeler "Eldorador Aventure": ça se vendra bien en France et dans les pays anglo-saxons. Par contre, les clubs orientés sexe pourront marcher dans les pays méditerranéens et en Allemagne.»
Cette fois, il sourit franchement. «Tu aurais dû faire carrière dans le business… me dit-il à moitié sérieusement. Tu as des idées…
– Ouais, des idées…» J'avais la tête qui tournait un peu, je n'arrivais même plus à distinguer les danseuses; je finis mon cocktail d'un trait. «J'ai des idées, peut-être, mais je suis incapable de me plonger dans un compte d'exploitation, d'établir un budget prévisionnel. Alors, ouais, j'ai des idées…»
Je ne me souviens plus très bien de la suite de la soirée, j'ai dû m'endormir. Quand je me suis réveillé, j'étais allongé sur mon lit; Valérie, allongée nue à mes côtés, respirait régulièrement. Je la réveillai en bougeant pour attraper un paquet de cigarettes. «Tu étais pas mal bourré, tout à l'heure…
– Oui, mais ce que j'ai dit à Jean-Yves était sérieux.
– Je crois qu'il l'a pris comme ça…» Elle me caressa le ventre du bout des doigts. «En plus, je crois que tu as raison. La libération sexuelle, en Occident, c'est vraiment fini.
– Tu sais pourquoi?
– Non…» Elle hésita, puis reprit: «Non, au fond, pas vraiment.»
J'allumai une cigarette, me calai contre les oreillers et dis: «Suce-moi». Elle me regarda avec surprise mais posa la main sur mes couilles, approcha sa bouche. «Voilà!» m'exclamai-je avec une expression triomphante. Elle s'interrompit, me regardant avec surprise. «Tu vois, je te dis: "Suce-moi", et tu me suces. À priori, tu n'en éprouvais pas le désir.
– Non, je n'y pensais pas; mais ça me fait plaisir.
– C'est justement ça qui est étonnant chez toi: tu aimes faire plaisir. Offrir son corps comme un objet agréable, donner gratuitement du plaisir: voilà ce que les Occidentaux ne savent plus faire. Ils ont complètement perdu le sens du don. Ils ont beau s'acharner, ils ne parviennent plus à ressentir le sexe comme naturel. Non seulement ils ont honte de leur propre corps, qui n'est pas à la hauteur des standards du porno, mais, pour les mêmes raisons, ils n'éprouvent plus aucune attirance pour le corps de l'autre. Il est impossible de faire l'amour sans un certain abandon, sans l'acceptation au moins temporaire d'un certain état de dépendance et de faiblesse. L'exaltation sentimentale et l'obsession sexuelle ont la même origine, toutes deux procèdent d'un oubli partiel de soi; ce n'est pas un domaine dans lequel on puisse se réaliser sans se perdre. Nous sommes devenus froids, rationnels, extrêmement conscients de notre existence individuelle et de nos droits; nous souhaitons avant tout éviter l'aliénation et la dépendance; en outre, nous sommes obsédés par la santé et par l'hygiène: ce ne sont vraiment pas les conditions idéales pour faire l'amour. Au point où nous en sommes, la professionnalisation de la sexualité en Occident est devenue inéluctable. Évidemment, il y a aussi le SM. C'est un univers purement cérébral, avec des règles précises, un accord préétabli. Les masochistes ne s'intéressent qu'à leurs propres sensations, ils essaient de voir jusqu'où ils pourront aller dans la douleur, un peu comme les sportifs de l'extrême. Les sadiques c'est autre chose, ils vont de toute façon aussi loin que possible, ils ont le désir de détruire: s'ils pouvaient mutiler ou tuer, ils le feraient.
– Je n'ai même pas envie d'y repenser, dit-elle en frissonnant; ça me dégoûte vraiment.
– C'est parce que tu es restée sexuelle, animale. Tu es normale en fait, tu ne ressembles pas vraiment aux Occidentales. Le SM organisé, avec des règles, ne peut concerner que des gens cultivés, cérébraux, qui ont perdu toute attirance pour le sexe. Pour tous les autres, il n'y a plus qu'une solution: les produits porno, avec des professionnelles; et, si on veut du sexe réel, les pays du tiers-monde.