– Bon…» Elle sourit. «Je peux continuer à te sucer tout de même?»
Je me rabattis sur les oreillers et me laissai faire. J'étais vaguement conscient, à ce moment, d'être à l'origine de quelque chose: sur le plan économique j'étais certain d'avoir raison, j'estimais la clientèle potentielle à au moins 80 % des adultes occidentaux; mais je savais que les gens ont parfois du mal, étrangement, à accepter les idées simples.
10
Nous prîmes le petit déjeuner en terrasse, au bord de la piscine. Au moment où je terminais mon café, je vis Jean-Yves sortir de sa chambre en compagnie d'une fille que je reconnus comme une des danseuses de la veille. C'était une Noire élancée, aux jambes longues et fines, qui ne pouvait pas avoir plus de vingt ans. Il eut un instant de gêne, puis se dirigea vers notre table avec un demi-sourire et nous présenta Angelina.
«J'ai réfléchi à ton idée, annonça-t-il d'emblée. Ce qui me fait un peu peur, c'est la réaction des féministes.
– Il y aura des femmes parmi les clients, rétorqua Valérie.
– Tu crois?
– Oh oui, j'en suis même sûre… fit-elle avec un peu d'amertume. Regarde autour de toi.»
Il jeta un regard sur les tables autour de la piscine: effectivement, il y avait pas mal de femmes seules accompagnées par des Cubains; presque autant que d'hommes seuls dans la même situation. Il posa une question à Angelina en espagnol, nous traduisit sa réponse:
«Ça fait trois ans qu'elle est jinetera, elle a surtout des clients italiens et espagnols. Elle pense que c'est parce qu'elle est noire: les Allemands et les Anglo-Saxons se contentent d'une fille de type latino, pour eux c'est déjà suffisamment exotique. Elle a beaucoup d'amis jineteros : ils ont surtout des clientes anglaises et américaines, avec aussi quelques Allemandes.»
Il but une gorgée de café, réfléchit un instant:
«Comment est-ce qu'on va appeler les clubs? Il faut quelque chose qui soit évocateur, nettement différent d' "Eldorador Aventure", mais pas trop explicite quand même.
– J'avais pensé à "Eldorador Aphrodite", dit Valérie.
– "Aphrodite"… Il répéta le mot pensivement. C'est pas mal; ça fait moins vulgaire que "Vénus". Érotique, cultivé, un peu exotique: oui, j'aime bien.»
Nous repartîmes en direction de Guardalavaca une heure plus tard. À quelques mètres du minibus, Jean-Yves fit ses adieux à la jinetera ; il avait l'air un peu triste. Lorsqu'il remonta dans le véhicule, je remarquai que le couple d'étudiants lui jetait des regards hostiles; le négociant en vins, par contre, avait carrément l'air de s'en foutre.
Le retour fut assez morne. Bien sûr il restait la plongée, les soirées karaoké, le tir à l'arc; les muscles se fatiguent, puis ils se détendent; le sommeil vient vite. Je ne garde aucun souvenir des dernières journées de séjour, ni vraiment de la dernière excursion, sinon que la langouste était caoutchouteuse, et le cimetière décevant. Il y avait pourtant la tombe de José Marti, père de la patrie, poète, politicien, polémiste, penseur. Un bas-relief le représentait, orné d'une moustache. Son cercueil recouvert de fleurs reposait au fond d'une fosse circulaire sur les murs de laquelle étaient gravées ses pensées les plus notoires – sur l'indépendance nationale, la résistance à la tyrannie, le sentiment de justice. On n'avait pas pour autant l'impression que son esprit soufflait en ces lieux; le pauvre homme avait l'air tout simplement mort. Ce n'était pas, ceci dit, un mort antipathique; on avait même plutôt envie de faire sa connaissance, quitte à ironiser sur son sérieux humaniste un peu étroit; mais ça ne paraissait guère possible, il paraissait bel et bien enfermé dans le passé. Pourrait-il, à nouveau, se lever pour galvaniser la patrie et l'entraîner vers de nouveaux progrès de l'esprit humain? On n'imaginait rien de semblable. En résumé c'était un échec attristant, comme tous les cimetières républicains d'ailleurs. Il était tout de même agaçant de constater que les catholiques restaient les seuls à avoir su mettre sur pied un dispositif funéraire opérationnel. Il est vrai que le moyen qu'ils employaient pour rendre la mort magnifique et touchante consistait tout simplement à la nier. Avec des arguments comme ça. Mais là, à défaut de Christ ressuscité, il aurait fallu des nymphes, des bergères, enfin un peu de cul. Tel quel, on n'imaginait pas du tout le pauvre José Marti batifoler dans les prairies de l'au-delà; il donnait plutôt l'impression d'être enfoui dans les cendres d'un ennui éternel.
Le lendemain de notre arrivée, nous nous retrouvâmes dans le bureau de Jean-Yves. Nous avions peu dormi dans l'avion; j'ai de cette journée le souvenir d'une ambiance de féerie joyeuse, assez étrange dans l'immense bâtiment désert. Trois mille personnes travaillaient là pendant la semaine; mais ce samedi nous n'étions que tous les trois, à l'exception de l'équipe des gardiens. Tout près de là, sur la dalle du centre commercial d'Évry, deux bandes rivales s'affrontaient à coups de cutters, de battes de base-bail et de bonbonnes d'acide sulfurique; le soir on dénombrerait sept morts, dont deux passants et un CRS. L'événement serait largement commenté par les radios et les chaînes nationales; mais pour l'instant nous n'en savions rien. Dans un état d'excitation un peu irréelle, nous établissions une plateforme programmatique pour le partage du monde. Les suggestions que j'allais faire auraient peut-être pour conséquence l'investissement de millions de francs, ou l'emploi de centaines de personnes; pour moi c'était nouveau, et assez vertigineux. Je délirai un peu toute l'après-midi, mais Jean-Yves m'écoutait avec attention. Il s'était persuadé, confia-t-il plus tard à Valérie, que si on me laissait la bride sur le cou je pouvais avoir des éclairs. En somme j'apportais une note créative, et il restait le décideur; voilà comment il voyait les choses.
Le cas des pays arabes fut le plus vite réglé. Compte tenu de leur religion déraisonnable, toute activité d'ordre sexuel semblait exclue. Les touristes qui opteraient pour ces pays devraient donc se contenter des douteuses délices de l'aventure. De toute façon Jean-Yves avait décidé de revendre Agadir, Monastir et Djerba, trop déficitaires. Restaient deux destinations, qui pouvaient raisonnablement être rangées sous la rubrique «aventure». Les vacanciers de Marrakech feraient un peu de chameau. Ceux de Sharm-el-Sheikh pourraient observer les poissons rouges, ou excursionner dans le Sinaï, sur le site du buisson ardent, là où Moïse avait «pété les plombs», selon l'expression imagée d'un Égyptien que j'avais rencontré trois ans plus tôt lors d'une excursion en felouque dans la Vallée des Rois. «Certes! s'était-il exclamé avec emphase, il y a là un impressionnant assemblage de pierrailles… Mais de là à conclure à l'existence d'un Dieu unique !…» Cet homme, intelligent et souvent drôle, semblait s'être pris d'affection pour moi, sans doute parce que j'étais le seul Français du groupe, et que, pour d'obscures raisons culturelles ou sentimentales, il nourrissait une ancienne passion à vrai dire devenue surtout théorique pour la France. En m'adressant la parole, il avait littéralement sauvé mes vacances. Âgé d'une cinquantaine d'années, toujours impeccablement vêtu, très basané, il portait une petite moustache. Biochimiste de formation, il avait émigré en Angleterre dès la fin de ses études, et y avait brillamment réussi dans le domaine de l'ingénierie génétique. En visite dans son pays natal, pour lequel il affirmait garder une affection intacte, il n'avait par contre pas de mots assez durs pour stigmatiser l'islam. Les Égyptiens n'étaient pas des Arabes, il tenait avant tout à m'en persuader. «Quand je pense que ce pays a tout inventé!… s'exclamait-il en désignant d'un geste large la vallée du Nil. L'architecture, l'astronomie, les mathématiques, l'agriculture, la médecine… (il exagérait un peu, mais c'était un Oriental, et il avait besoin de me persuader rapidement). Depuis l'apparition de l'islam, plus rien. Le néant intellectuel absolu, le vide total. Nous sommes devenus un pays de mendiants pouilleux. Des mendiants pleins de poux, voilà ce que nous sommes. Racaille, racaille!… (il chassa d'un geste rageur quelques gamins venus quémander des piécettes). Il faut vous souvenir, cher monsieur (il parlait couramment cinq langues étrangères: le français, l'allemand, l'anglais, l'espagnol et le russe), que l'islam est né en plein désert, au milieu de scorpions, de chameaux et d'animaux féroces de toutes espèces. Savez-vous comment j'appelle les musulmans? Les minables du Sahara. Voilà le seul nom qu'ils méritent. Croyez-vous que l'islam aurait pu naître dans une région aussi splendide? (il désigna de nouveau la vallée du Nil, avec une émotion réelle). Non, monsieur. L'islam ne pouvait naître que dans un désert stupide, au milieu de bédouins crasseux qui n'avaient rien d'autre à faire – pardonnez-moi – que d'enculer leurs chameaux. Plus une religion s'approche du monothéisme – songez-y bien, cher monsieur -, plus elle est inhumaine et cruelle; et l'islam est, de toutes les religions, celle qui impose le monothéisme le plus radical. Dès sa naissance, il se signale par une succession ininterrompue de guerres d'invasion et de massacres; jamais, tant qu'il existera, la concorde ne pourra régner sur le monde. Jamais non plus, en terre musulmane, l'intelligence et le talent ne pourront trouver leur place; s'il y a eu des mathématiciens, des poètes, des savants arabes, c'est tout simplement parce qu'ils avaient perdu la foi. À la lecture du Coran, déjà, on ne peut manquer d'être frappé par la regrettable ambiance de tautologie qui caractérise l'ouvrage: "Il n'y a d'autre Dieu que Dieu seul", etc. Avec ça, convenez-en, on ne peut pas aller bien loin. Loin d'être un effort d'abstraction, comme on le prétend parfois, le passage au monothéisme n'est qu'un élan vers l'abrutissement. Notez que le catholicisme, religion subtile, que je respecte, qui savait ce qui convient à la nature de l'homme, s'est rapidement éloigné du monothéisme que lui imposait sa doctrine initiale. À travers le dogme de la Trinité, le culte de la vierge et des saints, la reconnaissance du rôle des puissances infernales, l'admirable invention des anges, il a peu à peu reconstitué un polythéisme authentique; c'est à cette seule condition qu'il a pu recouvrir la terre de splendeurs artistiques sans nombre. Un dieu unique! Quelle absurdité! Quelle absurdité inhumaine et meurtrière!… Un dieu de pierre, cher monsieur, un dieu sanglant et jaloux qui n'aurait jamais dû dépasser les frontières du Sinaï. Comme notre religion égyptienne, lorsqu'on y songe, était plus profonde, plus humaine et plus sage… Et nos femmes! Comme nos femmes étaient belles! Souvenez-vous de Cléopâtre, qui envoûta le grand César. Regardez ce qu'il en reste aujourd'hui… (il désigna au hasard deux femmes voilées qui progressaient péniblement en portant des ballots de marchandises). Des tas. Des gros tas de graisse informes qui se dissimulent sous des torchons. Dès qu'elles sont mariées, elles ne pensent plus qu'à manger. Elles bouffent, elles bouffent, elles bouffent!… (son visage se gonfla dans une mimique expressive à la de Funès). Non, croyez-moi, cher monsieur, le désert ne produit que des désaxés et des crétins. Dans votre noble culture occidentale, que j'admire d'ailleurs, que je respecte, pouvez-vous me citer ceux qui ont été attirés par le désert? Uniquement des pédérastes, des aventuriers et des crapules. Comme ce ridicule colonel Lawrence, homosexuel décadent, poseur pathétique. Comme votre abject Henry de Monfreid, prêt à toutes les compromissions, trafiquant sans scrupules. Rien de grand ni de noble, rien de généreux ni de sain; rien qui puisse faire progresser l'humanité, ni l'élever au-dessus d'elle-même.»