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Ses soucis retombèrent sur lui d'un seul coup, dès qu'il eut franchi la porte de l'appartement. Johanna, la baby-sitter, vautrée dans le canapé, regardait MTV. Il haïssait cette préadolescente molle, absurdement groove ; chaque fois qu'il la voyait il avait envie de la bourrer de paires de claques, jusqu'à modifier l'expression de sa sale gueule boudeuse et blasée. C'était la fille d'une amie d'Audrey.

«Ça va?» hurla-t-il. Elle acquiesça nonchalamment. «Tu peux baisser le son?» Elle chercha des yeux la télécommande. Exaspéré, il éteignit le téléviseur; elle lui jeta un regard offensé.

«Et les enfants, ça s'est bien passé? il continuait à hurler, bien qu'il n'y ait plus aucun bruit dans l'appartement.

– Ouais, je crois qu'ils dorment.» Elle se recroquevilla sur elle-même, un peu effrayée.

Il monta au premier étage, poussa la porte de la chambre de son fils. Nicolas lui lança un regard distant, puis replongea dans sa partie de Tomb Raider. Angélique, elle, dormait à poings fermés. Il redescendit, un peu calmé. «Vous lui avez fait prendre son bain?

– Ouais, non, j'ai oublié.»

Il passa dans la cuisine, se servit un verre d'eau. Ses mains tremblaient. Sur le plan de travail, il aperçut un marteau. Les paires de claques n'auraient pas été suffisantes pour Johanna; ce qui aurait été bien, c'est de lui défoncer le crâne à coups de marteau. Il joua quelque temps avec cette idée; les pensées se croisaient rapidement dans son esprit, assez peu maîtrisées. Avec effroi, dans le vestibule, il s'aperçut qu'il tenait le marteau à la main. Il le posa sur une table basse, chercha dans son portefeuille de l'argent pour le taxi de la baby-sitter. Elle le prit en grommelant un remerciement. Il claqua la porte derrière elle dans un mouvement de violence incontrôlée; le bruit retentit dans tout l'appartement. Il y avait décidément quelque chose qui n'allait pas, dans sa vie. Dans le salon, la cave à liqueurs était vide; Audrey n'était même plus capable de s'occuper de ça. En pensant à elle, il fut traversé par un frisson de haine dont l'intensité le surprit. Dans la cuisine, il trouva une bouteille de rhum entamée; ça pourrait aller, sans doute. De sa chambre, il composa successivement le numéro des trois filles qu'il avait rencontrées par Internet: à chaque fois, il tomba sur un répondeur. Elles devaient être sorties, baiser pour leur propre compte. C'est vrai qu'elles étaient sexy, sympa, à la mode; mais elles lui coûtaient quand même deux mille francs par soirée, ça devenait humiliant à la longue. Comment avait-il pu en arriver là? Il aurait dû sortir, se faire des amis, se consacrer un peu moins à son travail. Il repensa aux clubs Aphrodite, se rendit compte pour la première fois que l'idée aurait peut-être du mal à passer auprès de sa hiérarchie; il y avait un état d'esprit assez défavorable au tourisme sexuel, en ce moment, en France. Évidemment, il pourrait tenter de présenter une version édulcorée du projet à Leguen; mais Espitalier ne serait pas dupe, il sentait en lui une dangereuse finesse. De toute façon, avaient-ils le choix? Leur positionnement milieu de gamme n'avait aucun sens par rapport au Club Med, il se faisait fort de le leur démontrer. En fouillant dans les tiroirs de son bureau il retrouva la charte Aurore, composée dix ans auparavant par les fondateurs, et exposée dans tous les hôtels du groupe. «L'esprit Aurore, c'est l'art de conjuguer les savoir-faire, déjouer de la tradition et de la modernité avec rigueur, imagination et humanisme pour atteindre une certaine forme d'excellence. Les hommes et les femmes d'Aurore sont les dépositaires d'un patrimoine culturel unique: le savoir-recevoir. Ils connaissent les rites et les usages qui transforment la vie en art de vivre et le plus simple des services en moment privilégié. C'est un métier, c'est un art: c'est leur talent. Créer le meilleur pour le partager, renouer par la convivialité avec l'essentiel, inventer des espaces de plaisir: voilà tout ce qui fait d'Aurore un parfum de France à travers le monde.» II prit subitement conscience que ce baratin nauséeux pourrait très bien s'appliquer à une chaîne de bordels bien organisée; il y avait peut-être une carte à jouer avec les tour-opérateurs allemands. Contre toute raison, certains Allemands continuaient à penser que la France restait le pays de la galanterie et du savoir-aimer. Si un grand tour-opérateur allemand acceptait d'inscrire les clubs Aphrodite à son catalogue, ils marqueraient un point décisif; personne dans la profession n'y était encore parvenu. Il était en contact avec Neckermann pour le rachat des clubs du Maghreb; mais il y avait aussi TUI, qui avait décliné leurs premières offres parce qu'ils étaient déjà très bien implantés dans le bas de gamme; ils seraient peut-être intéressés par un projet plus ciblé.

11

Dès le lundi matin, il tenta de prendre les premiers contacts. La chance le servit d'emblée: Gottfried Rembke, le président du directoire de TUI, venait passer quelques jours en France au début du mois prochain; il pourrait leur consacrer un déjeuner. Dans l'intervalle, s'ils pouvaient mettre leur projet par écrit, il se ferait un plaisir de l'étudier. Jean-Yves entra dans le bureau de Valérie pour lui annoncer la nouvelle; elle se figea. En chiffre d'affaires annuel, TUI pesait vingt-cinq milliards de francs, trois fois plus que Neckermann, six fois plus que Nouvelles Frontières; c'était le premier tour-opérateur mondial.

Ils consacrèrent le reste de la semaine à mettre sur pied un argumentaire aussi complet que possible. Financièrement, le projet ne demandait pas d'investissements considérables: quelques modifications de l'ameublement, sûrement une refonte de la décoration pour lui donner une tonalité plus «érotique» – ils s'étaient assez vite entendus sur l'appellation de «tourisme de charme», qui serait employée dans l'ensemble des documents d'entreprise. Le plus important, c'est qu'on pouvait espérer une diminution significative des frais fixes: plus d'animations sportives, de club enfants. Plus de salaire à payer pour les puéricultrices diplômées, les moniteurs de planche à voile, de tir à l'arc, d'aérobic, de plongée sous-marine; pour les spécialistes de l'ikebana, des émaux ou de la peinture sur soie. Après une première simulation, Jean-Yves se rendit compte avec incrédulité que, tous amortissements inclus, le prix de revient annuel des clubs allait baisser de 25%. Il refit trois fois ses calculs, obtint à chaque fois les mêmes résultats. C'était d'autant plus frappant qu'il comptait, pour les frais de séjour, proposer des tarifs catalogue supérieurs de 25 % à la norme de la catégorie – c'est-à-dire qu'il comptait, en gros, s'aligner sur la norme médiane des Club Med. Le taux de profitabilité faisait un bond en avant de 50 %. «C'est un génie, ton copain…» dit-il à Valérie qui venait de le rejoindre dans son bureau.