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L'ambiance était un peu bizarre, tous ces jours-ci, dans l'entreprise. Les affrontements du dernier week-end sur la dalle d'Évry n'étaient pas inhabituels; mais le bilan de sept morts était particulièrement lourd. Beaucoup des employés, surtout parmi les plus anciens, habitaient à proximité immédiate de l'entreprise. Ils avaient d'abord habité dans les barres, qui avaient été mises en chantier à peu près en même temps que le siège social; puis, assez souvent, ils avaient emprunté pour faire construire un pavillon. «Je les plains, me dit Valérie; sincèrement, je les plains. Leur rêve à tous, c'est de s'installer en province dans une région calme; mais ils ne peuvent pas partir tout de suite, ça ferait une trop grosse retenue sur leur pension. J'en ai parlé avec la standardiste: elle est à trois ans de la retraite. Son rêve, c'est d'acheter une maison en Dordogne; elle est originaire de la région. Mais beaucoup d'Anglais se sont installés par là, les prix sont devenus hallucinants, même pour une bicoque minable. Et d'un autre côté le prix de son pavillon s'est effondré, tout le monde sait maintenant que c'est une banlieue dangereuse, elle va le revendre au tiers de sa valeur.

«Ce qui m'a surprise aussi, c'est le pool des secrétaires du deuxième étage. Je suis rentrée dans leur bureau à cinq heures et demie pour faire taper une note; elles étaient toutes connectées à Internet. Elles m'ont expliqué que maintenant elles ne faisaient plus leurs courses que comme ça, c'était plus sûr: elles rentrent de leur boulot, et elles se barricadent chez elles en attendant le livreur.»

Au cours des semaines suivantes la psychose ne diminua pas, elle eut même tendance à augmenter. Sans cesse maintenant dans les journaux c'étaient des profs poignardés, des institutrices violées, des camions de pompiers attaqués aux cocktails Molotov, des handicapés jetés par la fenêtre d'un train parce qu'ils avaient «mal regardé» le chef d'une bande. Le Figaro s'en donnait à cœur joie, à le lire chaque jour on avait l'impression d'une montée inexorable vers la guerre civile. Il est vrai qu'on rentrait en période pré-électorale, et que le dossier de la sécurité semblait être le seul susceptible d'inquiéter Lionel Jospin. Il paraissait peu vraisemblable, de toute façon, que les Français votent à nouveau pour Jacques Chirac: il avait vraiment l'air trop con, ça en devenait une atteinte à l'image du pays. Lorsqu'on voyait ce grand benêt, les mains croisées derrière le dos, visiter un comice agricole, ou assister à une réunion de chefs d'État, on en ressentait une sorte de gêne, on avait de la peine pour lui. La gauche, effectivement incapable d'endiguer la montée de la violence, se tenait bien: elle jouait profil bas, convenait que les chiffres étaient mauvais, voire très mauvais, invitait à se garder de toute exploitation politicienne, rappelait que la droite en son temps n'avait pas fait mieux. Il y eut juste un petit dérapage, avec un éditorial ridicule d'un certain Jacques Attali. Selon lui, la violence des jeunes des cités était un «appel au secours». Les vitrines de luxe des Halles ou des Champs-Elysées constituaient, écrivait-il, autant «d'étalages obscènes aux yeux de leur misère». Mais il ne fallait pas oublier que la banlieue était aussi «une mosaïque de peuples et de races, venus avec leurs traditions et leurs croyances pour forger de nouvelles cultures et pour réinventer l'art de vivre ensemble». Valérie me jeta un regard surpris: c'était bien la première fois que j'éclatais de rire en lisant L'Express.

«S'il veut être élu, dis-je en lui tendant l'article, Jospin a intérêt à le faire taire jusqu'au deuxième tour. – Décidément, tu prends goût à la stratégie…»

Malgré tout, je commençais à me laisser gagner par l'inquiétude, moi aussi. De nouveau Valérie travaillait tard, il était rare qu'elle soit à la maison avant neuf heures; il aurait peut-être été plus prudent d'acheter une arme. J'avais un contact, le frère d'un artiste dont j'avais organisé une exposition deux ans auparavant. Il n'appartenait pas vraiment au milieu, il avait juste participé à quelques arnaques. C'était plutôt un inventeur, une sorte de touche-à-tout. Récemment, il avait affirmé à son frère qu'il avait trouvé un moyen de trafiquer les nouvelles cartes d'identité, réputées infalsifïables. «Pas question, répondit immédiatement Valérie. Je ne risque rien: dans la journée je ne sors jamais des locaux de l'entreprise, et le soir je rentre toujours en voiture, quelle que soit l'heure.

– Il y a tout de même les feux rouges.

– Entre le siège social d'Aurore et l'entrée de l'autoroute, il y a un seul feu rouge. Ensuite je sors porte d'Italie, et je suis tout de suite à la maison. Notre quartier, lui, n'est pas dangereux.»

C'était vrai: dans le Chinatown à proprement parler, il y avait extrêmement peu d'agressions et de vols. Je ne savais pas comment ils faisaient: avaient-ils leur propre système de guetteurs? En tout cas, ils nous avaient repérés dès notre installation; au moins une vingtaine de personnes nous saluaient régulièrement. Il était rare que des Européens s'installent ici, nous étions très minoritaires dans l'immeuble. Parfois, des affiches manuscrites en caractères chinois semblaient appeler à des réunions, ou des fêtes; mais quelles réunions? quelles fêtes? On peut vivre parmi les Chinois pendant des années sans jamais rien comprendre à leur mode de vie.

J'appelai malgré tout mon contact, qui promit de se renseigner et rappela deux jours plus tard. Je pouvais avoir un flingue sérieux, en très bon état, pour dix mille francs – le prix incluant une bonne réserve de munitions. Il faudrait juste que je le nettoie régulièrement, pour éviter qu'il ne s'enraye au moment où j'aurais à m'en servir. J'en reparlai à Valérie, qui refusa de nouveau. «Je ne pourrais pas, dit-elle, je n'aurais pas la force de tirer. – Même si tu es en danger de mort?» Elle secoua la tête. «Non… répéta-t-elle, ce n'est pas possible.» Je n'insistai pas. «Quand j'étais petite, me dit-elle un peu plus tard, je n'étais même pas capable de tuer un poulet.» À vrai dire, moi non plus; mais un homme, ça me paraissait nettement plus facile.

En ce qui me concerne, curieusement, je n'avais pas peur, n est vrai que j'avais peu de contact avec les hordes barbares, sinon occasionnellement lors de la pause déjeuner, lorsque j'allais faire un tour au forum des Halles, où la subtile imbrication des forces de sécurité (compagnies de CRS, policiers en tenue, vigiles payés par l'association des commerçants) éliminait en théorie tout danger. Je circulais donc, dans la topographie rassurante des uniformes; je me sentais un peu comme à Thoiry. En l'absence des forces de l'ordre, je le savais, j'aurais constitué une proie facile, quoique peu intéressante; très conventionnel, mon habillement de cadre moyen n'avait rien qui puisse les séduire. Je ne ressentais de mon côté aucune attirance pour ces jeunes issus des classes dangereuses ; je ne les comprenais pas, ni ne cherchais à les comprendre. Je ne sympathisais nullement avec leurs engouements, ni avec leurs valeurs. Je n'aurais pas pour ma part levé le petit doigt pour posséder une Rolex, des Nike ou une BMW Z3; je n'avais même jamais réussi à établir la moindre différence entre les produits de marque et les produits démarqués. Aux yeux du monde, j'avais évidemment tort. J'en avais conscience: ma position était minoritaire, et par conséquent erronée. Il devait y avoir une différence entre les chemises Yves Saint Laurent et les autres chemises, entre les mocassins Gucci et les mocassins André. Cette différence, j'étais le seul à ne pas la percevoir; il s'agissait d'une infirmité, dont je ne pouvais me prévaloir pour condamner le monde. Demande-t-on à un aveugle de s'ériger en expert de la peinture post-impressionniste? Par mon aveuglement certes involontaire, je me mettais en dehors d'une réalité humaine vivante, suffisamment forte pour provoquer des dévouements et des crimes. Ces jeunes, à travers leur instinct demi-sauvage, pressentaient sans nul doute la présence du beau; leur désir était louable, et parfaitement conforme aux normes sociales; il suffisait en somme de rectifier son mode d'expression inadéquat.