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Je le désignai à Duck d’un hochement de tête.

— Avec un tel gorille, on risque autant de passer inaperçus qu’une danseuse en tutu sur un carreau de mine. C’est un char d’assaut, non ?

— Exactement. Quand vous le verrez à l’œuvre, vous serez impressionné.

— Je le suis déjà.

Une envie noire de pisser me nouait la gorge. Je gagnai le petit compartiment réservé à ce genre de sport et me libérai le plus silencieusement possible. J’ai toujours eu horreur d’entendre licebroquer mes semblables et je suppose qu’ils partagent, pour la plupart, cette aversion, aussi veillé-je à avoir des mictions veloutées. La politesse consiste avant tout à faire oublier aux autres que l’on est tristement organique.

Lorsque je rejoignis mes compagnons, je trouvai Duck penché sur la vitre grossissante comme un myope sur son écran de téloche. Il contemplait le faubourg blanc avec attention. Je vins à côté de lui et aperçus ce qu’il regardait avec tant d’acuité : un marchand des quatre-saisons (mais y en avait-il quatre dans ce foutu patelin ?) arc-bouté entre les brancards de son véhicule dont les deux roues décrivaient des « 8 » en tournant. L’homme s’arrêta au carrefour formé par la place et les deux rues qui y convergeaient, formant un « V ». Il stoppa son attelage dont il était à la fois le conducteur et la bête de trait, dénoua une corde pour libérer la béquille sur l’avant et s’essuya le front à l’aide d’un tissu rouge qui devait lui servir à une flopée d’usages.

Après quoi il s’empara d’une cloche munie d’un manche et se mit à carillonner. Sa carriole contenait des quartiers de viande noirâtre, à reflets bleutés because les mouches qui venaient se goinfrer. Des bonnes femmes sortirent une à une des maisons d’alentour. Grosses matrones pour la plupart, vêtues d’une simple blouse sans manches, les pieds nus dans des savates informes. Elles étaient mafflues, rances, brunes, variqueuses, et des marmots nus s’accrochaient à leurs vêtements, les retroussant parfois au point de nous découvrir d’énormes culs velus aux bourrelets jaunasses.

Les commères se mirent à jacasser autour de la carriole. Le marchand défendait ses prix, tranchait dans le nuage de mouches, pesait des morceaux de bidoche sur une balance à fléau, empaquetait ensuite la viande dans une feuille de journal, enfouillait la fraîche, crachait noir et loin…

— Faut-il aimer la vie ! soupira Duck.

Il faisait allusion à Streiger, je le compris.

— Passer plus de quarante ans dans ce bled infernal, parmi cette population lamentable, dénote en effet un attachement forcené à l’existence, admis-je.

Suivant le cours de mon raisonnement, je demandai :

— Pourquoi attendre que les autres agissent, on ne pouvait pas s’occuper de Streiger avant eux ?

Duck me coula un regard surpris, vaguement réprobateur, et je compris que j’avais gaffé. C’était pas le genre d’homme à qui on pouvait présenter des objections car il pensait à tout, et quand il optait pour une solution, c’est qu’il n’en existait pas d’autre ou, du moins, que c’était la meilleure.

Je risquai un sourire angélique, histoire de me faire pardonner. Mais il pigeait tout et se doutait bien que, pendant encore un certain temps, j’aurais de ces fâcheuses lacunes et qu’il devrait m’en excuser.

— Non, me répondit-il : on ne pouvait pas agir avant eux.

Mon « pourquoi » faillit forcer mes lèvres, mais je parvins à le retenir in extremis : c’était suffisant, la déconne, pour aujourd’hui.

Duck continua sur sa lancée :

— On ne pouvait pas agir avant eux, car nous, nous ne sommes pas parvenus à identifier Streiger. Il est probablement là, dans l’une de ces maisons, mais laquelle ? Mystère.

Ça me parut insensé.

Merde, un Chleuh probablement blond avec des yeux de faïence, parmi tous ces gus couleur caramel, ça devait être aussi fastoche à retapisser que le géant Atlas chez les pygmées, non ? Même avec de la teinture à tifs et des lunettes noires, on devait le savoir à Tanfédompa qu’il n’était pas autochtone pur fruit, le vieux gredin nazi !

Mon incrédulité était béante. Duck hocha la tête.

— Ça semble impensable, et cependant c’est l’exacte vérité, mon cher. Dès que nous avons su que les services secrets israéliens avaient cadré le bonhomme et qu’il habitait ici, nous avons envoyé des copains péruviens enquêter. Ça n’a rien donné.

— Alors ?

— Alors nous devons attendre que les autres s’en emparent.

Il regarda son cigare qui venait de s’éteindre et, bien qu’il n’en eût fumé que trois centimètres, l’écrasa dans le cendrier posé sur l’accoudoir de son siège.

CHAPITRE II

Ça ne se mit à bouger que vers dix-huit heures, quand le bus en haillons reliant Tanfédompa à Lima surgit dans un nuage de poussière ocre.

Le véhicule poussif, ahanant et fumant, était à ce point bombé qu’il y avait des passagers jusque sur le toit où ils se tenaient cramponnés à l’immense porte-bagages rouillé.

Le monstre antédiluvien s’arrêta dans un vacarme de freins à l’angle de la place et des deux rues dont je t’ai déjà parlé, mais t’as sûrement oublié, con à ce point ! Une fois le contact coupé, il continua de trépider et de convulser comme un bœuf mal tué, crachant de la vapeur, perdant ce qui lui restait d’huile, trouvant encore d’ultimes soubresauts après des instants d’immobilisme.

Un chauffeur en short, portant un T-shirt à la gloire de Coca-Cola-à-boire-glacé, délestait le car des colis ahurissants dont il était chargé. Il y avait là des corbeilles d’osier, des sacs rapiécés, des tonnelets, des caisses, des valises disloquées, des chèvres naines, des grappes de poulets liés par les pattes et à demi morts. Les voyageurs coiffés de chapeaux de paille gondolés se pressaient pour récupérer leurs biens en piaillant et gesticulant, puis s’égaillaient à travers l’agglomération qui semblait tout à coup reprendre vie.

— Pittoresque, non ? murmura Duck.

— Très beau, appuyai-je.

Abdulah venait de se réveiller et roulait des yeux blancs comme le bonhomme à chéchia de « Y a bon Banania ».

Il portait une tenue bizarre, en lin, style Mao, bleu foncé. Le col abondamment échancré laissait voir la formidable toison brune tapissant son poitrail. On aurait dit qu’il tenait un agneau noir pressé contre sa poitrine. Deux grandes poches plaquées gonflaient son pantalon large du haut et serré du bas.

Il prit son pistolet dans l’une d’elles, fit jouer la cache de la crosse et s’octroya une vachement chouette ligne de coke que ses narines larges comme des lunettes de soleil captèrent en deux reniflades.

Maintenant, le car était vide et abandonné en bordure de la place. Son conducteur était allé se foutre du frais dans le corps au bistrot en planches du carrefour. La vie avait repris avec la cessation de la chaleur caniculaire. Des gosses se mettaient à grouiller, des vieillasses à palabrer sur les seuils et des hommes arrivaient de la ville sur des vélos dont une poubelle de chez nous n’aurait pas voulu…

Un long moment passa. Je regardai Duck. Son état de tension me frappait. Il était aux aguets, pétrifié, l’œil rivé sur le hublot grossissant. Certains dos ont de l’éloquence, le sien traduisait la gravité de la situation.

A un certain moment, il murmura :

— Ça va être pour aujourd’hui.

Nulle satisfaction ne perçait dans ses paroles. Pas la moindre surexcitation. Il s’agissait d’une constatation, un peu comme s’il avait énoncé : « Il pleut », ou « Il fait chaud. »

Il m’adressa un signe par-dessus son épaule. Je rapprochai ma tête de la sienne.