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— Dis donc, c’est lourd.

— Ça doit être une question d’habitude.

Alice n’était pas joyeuse, juste inquiétante. Dans la boîte à chaussures, il y avait également un livre, les Mémoires de Lacenaire, sur lesquelles naviguaient six balles de gros calibre et une trousse de couture : à l’intérieur, deux petites pinces d’acier, un crayon bic, du papier à cigarettes et une épingle à chapeau.

— Où tu as trouvé ça ?

Je ne savais pas quoi dire d’autre.

Alice haussa les épaules, comme quoi ce n’était pas le plus important, se leva et marcha les mains dans les poches vers le bout de la jetée… Assis sur le ponton, le revolver à la main, je restai sceptique : nous n’avions aucune fascination pour la violence, les armes à feu, les voitures qui explosent : nous étions des gens normaux, du moins je le croyais.

Je pris alors une balle au hasard, que j’enfonçai dans le barillet avant de le faire tourner, toujours au hasard. Je visai l’horizon. Tu parles d’un cadeau… Non, je ne comprenais pas.

Clac !

Le son du coup tiré à vide flottait encore dans la brise quand Alice souffla :

— Fred !

Un couple de retraités approchait du ponton, bras dessus bras dessous. Je rangeai l’arme dans la boîte, anxieux à l’idée qu’ils aient repéré mon petit manège, mais les vieux amants m’adressèrent un signe de la tête avant de dépasser Alice et d’admirer la baie du Mont-Saint-Michel qui pointait son clocher dans le crépuscule… Cela dura un certain temps. Les amoureux semblant disposés à passer le reste de leur vie au bout de la jetée, on a fini par regagner la Poubelle.

Il crachinait un peu sur le port de Cancale mais les restaurants étaient pleins. J’ai pris le volant et filé sans un mot jusqu’à la salle polyvalente où se déroulait la noce…

Pourquoi ai-je laissé la balle dans le barillet ?

Pourquoi ne l’ai-je pas ôtée avant de retourner à ce foutu mariage ?

Bon Dieu, je n’en savais rien. Ou plutôt si : j’ai oublié.

J’ai tout bonnement oublié…

Alice apparut sur le seuil de la boulangerie, les bras encombrés de croissants, et me fit signe de la rejoindre au bistrot d’à côté, qui venait d’ouvrir.

Des hommes affluaient, surgis de nulle part, portant casquettes et chemises à carreaux.

C’est en passant devant l’antenne tordue de la Poubelle que je remarquai les signes inscrits sur le capot. Là, à travers la crasse, je mis un temps fou à lire :

Mort :

[] de trouille

[] à crédit

[] TRM

Goûtant modérément la plaisanterie, je traversai la rue en automate. Aussitôt poussée la porte à carreaux orange, une odeur familière m’invita à la fermer. À l’intérieur du bar-tabac de Louvigné, l’ambiance était au western agricole. Ici on buvait en bottes de caoutchouc ou en treillis mais vite et en silence ; ourlés au comptoir, les clients s’enfilaient des petits blancs sous le regard impassible du patron, la bouteille de muscadet posée sur le zinc humide. C’était la rosée des ivrognes… Enviant un instant aux buveurs ce goût de pâte molle qu’on traîne dans la bouche jusqu’au déjeuner, je dis bonjour du bout des lèvres, en pauvre con de citadin.

L’assemblée me répondit, le mégot collé à la bouche.

Après un rapide slalom entre les tables vides, je rejoignis Alice, retirée dans un coin.

— Tu as commandé ?

— Oui.

La table était un de ces objets indignes du bois mais les miettes de croissant glissaient très bien dessus : Alice fit des petits tas, imagina quelque chose, se tut. Le port des lunettes noires devait l’agacer.

Je me demandais si elle m’en voulait.

Je me demandais aussi si je lui en voulais.

Sur le coup, j’oubliai de lui parler du message trouvé sur le capot. Je ne pensais qu’à ce terrible accident.

— Tu crois que le type…

— Non. Non, dit-elle, je ne crois rien du tout.

Raclant ses chaussons sur le sol poussiéreux, le patron arrivait avec le petit déjeuner. Un café et un thé. Alice cessa de classer ses miettes sur la table.

— Ils sont pénibles avec leur Lipton Yellow…

Elle ligota le sachet avant de le jeter dans le cendrier.

— Tu es sûr que tu ne veux pas de croissant ?

— Non.

Pas faim.

Alice fila jusqu’au comptoir et demanda le journal du jour. Pour rigoler, le patron lui a tendu le torchon. Les loustics rigolèrent de concert, un œil sur sa poitrine compressée sous son tee-shirt. Elle revint vers moi, le regard sombre. Ses lunettes de soleil n’y étaient pour rien : la manchette du Ouest-France tomba sur la table en formica.

Je savais lire. Malheureusement.

Déjà mes yeux se brouillaient, incapables de décoller du visage de Rogemoux, souriant pour la photo.

Philippe Rogemoux était l’homme que j’avais abattu la veille au soir. Un député. Mort sur le coup. Une balle dans le cœur, paraît-il. Mari, et père de deux enfants par-dessus le marché. Pour le moment on ne savait rien du meurtre, la nouvelle avait été lâchée en dernière minute par les correspondants de nuit mais on préparait la grande battue. Car les coupables seraient châtiés. Durement. Ils l’ont dit.

Je repoussai le journal sur la table, des petits morceaux cassés au fond de moi.

Le cauchemar recommençait : les gens me dévisageaient, comme s’ils savaient que c’était moi le criminel, le monstre sanguinaire, le déséquilibré chronique. Même les habitués du café m’envoyaient des regards accusateurs… Quand cinq minutes plus tard je ressortis des lavabos, Alice lisait le journal démocrate-chrétien.

— Tu crois que les flics me recherchent ?

— Non, répondit-elle en levant la tête. Non… pas encore.

— Il y a un témoin ?

— Non. Enfin, pas pour le moment. Tu as vu un témoin, toi ?

— Non. J’ai rien vu du tout.

C’était vrai. Je me souvenais à peine du coup de feu.

Alice écartela les bras d’un croissant.

— Qu’est-ce que tu veux faire ?

Je répondis la vérité :

— Je ne sais pas. Il faut que je réfléchisse…

J’étais dans une merde noire : hormis une carte bleue, j’étais quasiment sans ressources, ma famille était morte ou à enterrer, mes copains trop nombreux pour tenir le secret d’une planque et je n’avais nul endroit où me cacher. L’étranger ? Je n’avais même pas mon passeport sur moi…

— Tu as pensé à une planque ? dit-elle doucement.

— Non.

— Et ton copain, là, l’imprimeur…

— Filou ? Non, trop dangereux : tous les flics le connaissent.

Dans le coin du bistrot, même les rideaux faisaient grise mine. Vomir m’avait retourné l’estomac mais ça n’allait pas mieux.

— Alors ne changeons rien, dit-elle.

Je regardai Alice avec des yeux de taupe :

— Comment ça « ne changeons rien » ?

— Faisons comme prévu.

Partir en vacances. Elle parlait de partir en vacances. Comme prévu.

— Tu as l’air d’oublier que…

— Non, coupa-t-elle : non, justement.

L’absurdité de la proposition la rendait presque calme. Je rallumai une cigarette, pas meilleure que les autres, hésitai, ce qui m’irritait prodigieusement, mais que faire ? Assise face à moi, cachée derrière ses lunettes noires, Alice semblait sûre de son coup. Faire semblant de partir en vacances… Était-ce n’importe quoi ou la meilleure façon de ne pas éveiller les soupçons ?