Le Breton, de nature, se méfiait.
— C’est important, insista-t-il sur un ton doucereux qui ne lui allait guère. La fille qui est avec lui a les cheveux rouges…
Le jeune homme rangea la bouteille de muscadet dans un frigo.
— Faudrait demander à Fifi : il boit avec tout le monde…
— Ah ouais ? Et c’est qui, ce Fifi ?
— Il bosse au bateau.
— Il est comment ?
— Barbu.
Le policier laissa la moitié de son verre de blanc, abandonna une pièce ou deux sur le comptoir et sortit d’un mauvais pas.
— Merci Braz ! salua le Celte tandis que le borgne cognait sa hanche contre le rebord d’une table.
Mc Cash trouva Fifi à la terrasse de chez Émilienne. Rêvassant après son travail, il lissait avec application sa barbe de Pied nickelé, la pipe aux lèvres. En guise de présentation, Mc Cash s’écroula sur la table où l’employé municipal entamait son quatrième demi-pression. Une fois rétabli, il demanda :
— Vous connaissez Frédéric et Alice ?
Le barbu releva à peine un sourcil : depuis le temps, il savait que c’était rarement les filles qui tombaient du ciel, plutôt les emmerdes.
— Dis donc, mon vieux, vous n’avez pas l’air dans votre assiette…
— Un mauvais moment à passer, rétorqua le policier.
— C’est ce que je me dis souvent.
— Fred et Alice, expulsa-t-il en économisant ses mots. Il faut absolument que je les trouve.
— Ah ouais ?
Malgré sa migraine, Mc Cash reprit son souffle ; ce type n’avait pas nié les connaître. Ils étaient donc là.
— J’ai une nouvelle importante pour Frédéric.
— Ah ouais ? continua l’autre depuis sa barbe pleine de mousse.
— Au sujet de sa petite sœur…
Mais Fifi n’avait pas quitté son île pendant quinze ans pour se faire berner par un borgne tombé du ciel.
— Eh bien on ne devrait pas tarder à les voir rappliquer : nous avons rendez-vous depuis… Il regarda sa montre : un bon quart d’heure.
— Vous savez où ils campent ?
— Non.
L’employé municipal observait l’Irlandais derrière l’épais rideau issu de sa pipe, songeur : Alice avait-elle fait une connerie ?
Mc Cash s’épongea le front d’une manchette : s’il lui avouait son activité de flic, ce type était capable de se fermer comme une huître.
— Qu’est-ce que je vous sers, Co ? demanda Émilienne, surgissant dans son dos.
Il cligna de l’œil devant les seins lourds de la patronne, penchés sur la table.
— Un café double…
Elle allait repartir quand il la retint :
— Vous devez connaître ces deux jeunes, ils traînent dans le coin…
Il tendit ses photos et rectifia :
— La fille a les cheveux rouges…
La dame acquiesça aussitôt :
— Oui oui, ils sont venus boire un verre tout à l’heure.
— Quand ça ?
— Y a pas un quart d’heure, Co ! D’ailleurs ils sont partis sans payer, les sagouins… Dites, vous êtes sûr que ça va ? Vous avez une drôle de tête.
Mc Cash persistait à réfléchir : s’ils avaient quitté sans payer le café à l’heure du rendez-vous, c’est qu’ils l’avaient vu arriver par la navette du matin. Avec son bandeau, on ne voyait que lui. Ils s’étaient croisés chez Mavel… Acculés, ils chercheraient à quitter l’île, par n’importe quel moyen. Or il n’y avait qu’un moyen de s’échapper d’ici : la mer. Et le prochain ferry pour le continent ne partait pas avant cet après-midi…
— On peut trouver une voiture ici ?
— On trouve plus facilement des vélos, répondit l’insulaire.
— Et ça, qu’est-ce que c’est ?
Sur la table, un paquet d’Amsterdamer et un jeu de clés de voiture. Une Renault. Fifi se taisait toujours.
— Prête-moi ta bagnole, fit le borgne, je te la rendrai.
L’homme recula sur sa chaise.
— J’sais pas ce qui vous amène mais ici, on n’aime pas trop les types qui se trimballent avec ce genre de joujou, rétorqua-t-il en désignant de sa pipe le calibre .38 qui apparaissait sous les pans de la veste.
— Je suis flic, siffla Mc Cash.
— J’y peux rien. Qu’est-ce que vous leur voulez, aux jeunes ?
— Pour le moment j’ai simplement besoin d’une voiture.
— La mienne est en réparation, mais vous pouvez toujours…
L’Irlandais n’avait plus envie de discuter : au prix d’un violent effort compte tenu de son état, il se jeta aux pieds de Fifi et, d’un tour de main, lui subtilisa une tong. Mastiquant sa pipe, celui-ci n’eut pas le temps de protester : de la semelle, noire de crasse, Mc Cash lui gifla violemment la joue.
— Ne m’oblige pas à être brutal, amigo ! feula-t-il.
Fifi se tenait le visage. Sa pipe était partie au loin mais sa gueule le brûlait toujours.
— Pauvre con.
L’autre s’empara des clés :
— Elle est où ta bagnole ?
Il frappa violemment le rebord de la table avec la claquette.
— Vite.
Plus qu’une menace, une question de secondes. D’un signe de tête, Fifi baragouina :
— La 4L, là, sur le quai…
Dix minutes plus tard, Mc Cash stoppait la Renault à la hauteur des Grands Sables : c’était le mouillage le plus proche, il l’avait vu depuis le ferry… Il claqua la portière rouillée et aborda le rivage dans un état second. Il reprit son souffle et grommela — son nez coulait et, à la texture, c’était du sang. Planté au sommet d’une dune, il extirpa sa chaussure gauche des sables mouvants et scruta la mer où les voiliers se dandinaient. Il passa sa main sur son visage, effaça la larme qui coulait toute seule, saisit la paire de jumelles trouvée dans la 4L, regarda dans les trous, mais le monde bougeait trop. Saletés d’amphétamines. Le goût infect de sa bouche lui donnait envie de vomir. Il nota enfin la présence d’une annexe vide contre les flancs d’un muscadet, un couple d’Anglais buvant du vin et un bateau jaune et vert quittant son mouillage…
Mc Cash chercha un instant du côté des rochers mais retourna vite vers le voilier en partance. Cette gymnastique lui donna le tournis mais il distinguait des gens, quatre personnes, sur un pont : celle qui avait les cheveux rouges tenait quelque chose dans sa main… Alice. Le .44 Special. Évidemment ils avaient braqué un bateau.
La secousse ne fut pas forte mais ses jambes se dérobèrent. Les amphétamines, le vin blanc, le café, tout remonta d’un coup : saisi de vertige il perdit l’équilibre, dégringola de son piédestal et s’écrasa sur la plage.
Une, peut-être deux minutes s’écoulèrent.
— Ça va ?
Les jambes de serin d’un gamin en short de l’Équipe de France le dominaient. Il recula tandis que le policier, un filet de bave aux lèvres, expulsait le sable fiché dans sa bouche.
Le gamin était parti quand Mc Cash rajusta son bandeau de cuir déplacé durant la chute. Une fois debout, il évalua leur avance, cette tache jaune au milieu de l’Atlantique, sans tenir compte des goélands qui tournoyaient au-dessus de lui.
Entre le moment où le policier tomba de son rocher sur l’île de Groix et celui où il succomba au charme discret de la climatisation de sa Renault Safrane aux puissantes émanations de tabac froid, il s’établit une longue succession de corvées parmi lesquelles reprendre ses esprits autour d’un petit déjeuner consistant (Perrier, cafés serrés, jus d’orange, tartines, œufs, bacon), rendre le tout dans les toilettes du bistrot, filer à la pharmacie de l’île, se passer d’ordonnance et avaler une poignée de pilules à la codéine, attendre à la terrasse de chez Émilienne que le premier café reste dans son estomac, trouver un téléphone, son carnet, demander l’heure de la prochaine navette pour Lorient (alerter la brigade maritime aurait mis les hommes de Basillac sur la piste et, c’était décidé depuis longtemps, il réglerait cette affaire sans les types de la DST), attendre encore, balayer l’image d’Angélique, sa femme double, prendre le bateau, éviter l’odeur de vomi propagé dans la cabine puis le mal de terre en foulant le continent, retrouver la voiture garée dans la zone industrielle qui longe le port de Lorient, ses clés, son confort de vieillard, ses papiers de Bounty collés sur les sièges et sa climatisation — une des rares choses qui en ce moment lui arracheraient la nausée d’un compliment.