La colonie de vacances. De nouveau joint au téléphone, le boy-scout avait alors confirmé la présence d’une petite Mathilde Le Cairan. Luis avait ainsi décidé de se rendre sur place, priant pour que son idée soit la bonne, et surtout qu’il n’arrive pas trop tard…
Un chien renifla les pieds du Basque tandis qu’ils passaient devant chez lui. Martial suivait toujours : Martial ne savait plus faire que ça.
Sur la place du village, des hommes préparaient les guirlandes lumineuses pour le bal du soir. Quelques vieux rentraient chez eux en poussant des brouettes. Les plus actifs jouaient aux boules, un chiffon à la main ; affaissés sur les bancs, les derniers les regardaient faire en pensant à des trucs, comme s’ils avaient perdu le cochonnet depuis longtemps. Quittant le bourg, Luis et Martial prirent la direction du nord. D’après les commerçants, c’est là que se trouvait la seule colonie de l’île, une institution privée du côté de Porh Halai, à deux kilomètres environ…
Le camp de vacances était un baraquement de pierre grise aux volets clos, cerné par un mur couvert de lierre. Pendue à la grille, une cloche, que l’Espagnol fit tinter à plusieurs reprises.
Un jeune homme à l’embonpoint prononcé accourut bientôt, affolé :
— Ne faites pas tout ce tintamarre ! Il est presque dix heures : tout le monde dort ici !
Son ton baissa au fur et à mesure qu’il approchait de la grille, puis il se tut complètement : les yeux du Basque le perçaient de part en part.
— Mathilde Le Cairan est là ?
— Eh bien, heu, oui…
— Nous sommes de la famille.
— Ah ? Eh bien, dans ce cas, il faudra repasser demain. Si vous voulez la voir. Tout le monde dort depuis longtemps…
Luis hocha la tête, visiblement satisfait. Par contre, le petit gros qui le suivait n’avait pas l’air dans son assiette.
— Bien. Nous repasserons…
Le chef scout les regarda partir, anxieux. Qu’est-ce qu’ils avaient tous après cette gamine ?
Les deux hommes empruntèrent le chemin qui menait aux dunes, estampillées camping municipal. Luis mâchait les restes de son sempiternel cure-dent, snobant le coucher de soleil sur la baie. Il ne savait pas s’il avait vu juste, si Alice et Le Cairan comptaient chercher la gamine à la colonie mais l’île de Houat était minuscule : s’ils étaient là, il les trouverait vite… Sur le chemin des dunes, ils croisèrent une famille à vélos et un poney qui agitait la frange. Les premières tentes se découpaient dans l’horizon mauve.
Une bande de jeunes hippies technoïdes qui fumaient de l’herbe devant un feu leur indiquèrent un lot de tentes à l’écart. Martial marchait tête basse dans le sable, le pas de plus en plus lourd.
La plupart des touristes étaient déjà partis au bal. Ils inspectèrent plusieurs canadiennes, vides, avant d’ouvrir le zip d’un igloo livré aux chardons. À l’intérieur, il y avait deux duvets, des boîtes de conserve, des livres, des vêtements et un cerf-volant en cours de confection. C’est en voyant les quelques mots écrits sur les rubans que le doute se mua en certitude : « Pour tes six ans, petite. »
Le Basque extirpa sa longue carcasse de la tente. Sans un regard pour Martial, il jaugea les environs d’un air de défi : ils étaient là.
Le feu d’artifice venait de s’achever au-dessus du port. Cloué à la buvette par une foule hétéroclite et bruyante, Martial commanda deux verres à la rousse aux cheveux en pétard qui virevoltait derrière le comptoir improvisé.
— Quatre euros s’il vous plaît ! fit la rouquine en posant deux gobelets dégoulinant de mousse.
Il s’empara des bières et retrouva bientôt Luis, accoudé tel Diogène sur un tonneau en bord de piste. Depuis son estrade, un crooner de campagne en sous-pull argenté entonnait les premiers accords d’un standard armoricain : répondant à ses imprécations, les gens se prirent par la main avant de former une farandole.
— Quatre euros, ils se font pas chier, grogna Martial en lui tendant sa bière.
Le Basque ne releva pas : il observait les petites filles qui dansaient, agrippées aux mains de leurs parents, leurs dernières dents de lait prêtes pour les étoiles.
Cachés dans l’igloo, les deux hommes avaient guetté leur retour mais ni Alice ni Fred n’étaient apparus. Peu avant minuit, alors qu’explosaient les premières gerbes du feu d’artifice, Luis avait décidé de rejoindre le bal. Martial avait suivi, guidé par la peur qui ne le quittait plus.
Ils buvaient une bière sur un tonneau à l’ombre des eucalyptus, quand tout à coup le cœur du Basque se souleva. Après un instant de stupéfaction, il cracha son cure-dent et traversa la piste, comme hypnotisé.
Fred parti avec le sac à dos, Alice s’était mêlée à la petite foule agglutinée sur le port dans l’attente du feu d’artifice. Elle aimait bien ça. Son copain Mavel l’emmenait en voir à mobylette, quand ils étaient gamins. Elle n’avait pas osé le rappeler depuis leur fuite : pourvu qu’il n’ait pas eu d’emmerdes avec les flics… Le bouquet final s’achevant, elle remonta vers la place publique où, galvanisé par son succès d’un soir, le chanteur-animateur de la soirée battait la mesure, chercha Fred sous les lampions, ne le trouva pas. La foule affluait devant le podium quand son regard croisa un visage, ou plutôt un objet familier : le bandeau du flic.
Non ! Il était là, de l’autre côté de la piste, de profil, une bière à la main, comme un bon père de famille. La peur la tira en arrière. Comment avait-il fait pour les retrouver ? Une main lui pinça alors violemment le bras.
— Aïe ! lâcha-t-elle dans un petit cri de surprise.
Puis elle eut un geste de repli :
— Luis !
L’homme, d’une pâleur alarmante, serrait les dents et son bras.
— Suis-moi, dit-il, loin de relâcher son étreinte.
Elle jeta un regard inquiet vers le flic, de l’autre côté de la piste. Dans son angle mort il ne les voyait pas encore mais il lui suffisait de tourner la tête pour… Tordant méchamment son poignet, Luis l’attira sous les eucalyptus.
— Tu me fais mal !
— Tais-toi !
— Mais enfin Luis, ce n’est pas la peine de…
— Callate, hija de puta !
Il l’avait pincée jusqu’au sang. Elle frissonna : bon Dieu, où était Fred ?! Martial les retrouva à la sortie du bourg.
— Te voilà toi ! fit-elle en guise de bonjour.
Son frère ne répondit pas. Alice trouva qu’il avait une sale tête. Ils dévalaient maintenant la pente qui menait au port, désert après le feu d’artifice. Sous l’unique lampadaire, quelques coques de noix reposaient contre les hangars. Comme la brute lui broyait toujours le poignet, elle tenta de se dégager en douceur :
— Lâche-moi, je vais t’expliquer…
Mais Luis avait visiblement d’autres projets en tête : les yeux grands ouverts, il agitait la tête autour de lui, comme si des démons invisibles guettaient dans le noir. Le sang affluait dans son corps, il le sentait presque monter jusqu’à sa tête. Enfin, il trouva ce qu’il cherchait : un endroit clos. La cabane qui jouxtait les hangars ferait l’affaire… Sentant aussitôt le danger, Alice rua avec énergie, manquant de lui échapper : Luis l’attrapa par la bretelle de sa robe et la gifla si fort qu’elle tomba face contre terre.