Je tirai au-dessus de sa tête.
Voilà pour le député.
Voilà pour la dernière balle.
Le jeu d’Alice était fini mais la rage toujours bien présente, onde brûlante dans mes veines : je me jetai sur l’agresseur et, d’un coup de canon, lui fissurai le haut du crâne. Les chevilles bloquées, le type encaissa sans broncher et tomba à la renverse. Je le saisis aussitôt par la ceinture du pantalon et le tirai dehors. Son dos râpa le bitume de la cale avant de s’immobiliser dans les graviers qui bordaient les bacs à fleurs. Il jurait, du sang plein les yeux, mais j’étais déjà sur lui, une poignée de cailloux à la main. Des graviers gris, coupants. Le type se débattit mais mes genoux le maintenaient solidement à terre. Des larmes de haine flottant aux paupières, je pressai les cailloux contre son visage et, comme on presse une orange, tournai, tournai, de toutes mes forces.
L’homme rua, en vain : les graviers lui labouraient la face.
Quand je me relevai, le monde paraissait normal. On n’entendait que le son des gréements dans le vent et, plus haut, la musique du bal. Le type était allongé près du parterre de fleurs et tenait son visage dans ses mains, grognant comme un sanglier à l’agonie. Je l’aurais volontiers achevé à coup de pied, mais réalisant qu’il fallait continuer à vivre, et en vitesse, je filai vers le cabanon. Là, je trouvai Alice, assise sur la coque d’un kayak de mer, un morceau de scotch marron dans les mains. Sa jolie robe était toute déchirée.
— Ça va ? lançai-je en ramassant le revolver à terre.
— Non.
Mais elle se releva toute seule, comme une grande. Je tremblais encore. Secouée, Alice reprenait à peine ses esprits.
— C’est qui ce type ?
— Un connard, répondit-elle. Je t’expliquerai. Fred, j’ai vu le flic au bal.
— Moi aussi. Tout à l’heure, à la buvette. Il faut se tirer.
Les larmes coulaient sur les joues d’Alice.
— Les kayaks, dit-elle.
— Pourquoi pas plutôt une barque, contestai-je : y en a plein le port.
— Le kayak, c’est plus rapide. Ne perdons pas de temps.
Je ravalai ma salive, passablement anxieux à l’idée de m’aventurer sur un de ces rafiots de plastique, qui plus est en pleine mer, mais ce n’était pas le moment d’ergoter : tirant les kayaks par le bout, les pagaies à la main, on a fait un vacarme du diable en dévalant la cale.
La mer était si noire que j’en avais déjà froid dans le dos.
— Tu es sûre de ton coup ?
— Allez !
Je sautai dans mon embarcation et, au prix d’une lente glissade, rétablis l’équilibre sur l’eau noire.
— C’est par où ?
— Par là ! fit-elle en désignant la nuit.
Quelque part en face, il y avait l’île de Hœdic. Une boule se ficha dans ma gorge. Une boule amère, océanique. Impossible de deviner la moindre lumière : une couche de nuit épaisse nous séparait de la terre ferme. Alice me laissa passer devant. Si la mer était minée, c’est moi qui sautais le premier…
— Dépêche-toi, le voilà ! siffla-t-elle.
J’aperçus alors la silhouette du flic sous le lampadaire. Je l’avais presque oublié celui-là… Sans plus réfléchir, je commençai à pagayer, de plus en plus vite, traversant les vaguelettes qui venaient s’échouer sur le rivage. Fuir. Muscles tendus, la nuque enfoncée dans les épaules, nous nous activâmes. La terre s’éloigna à une vitesse surprenante.
— On va où comme ça ? glapis-je.
— En face !
En face, il n’y avait rien que l’obscurité. Le courant se fit plus dense à mesure que nous flirtions avec les cailloux. Surplombés par de trop placides rochers, nous traversâmes un court chenal avant d’atteindre la pleine mer. Du flic, plus la moindre trace…
— C’est encore loin ?
— Attends au moins qu’on parte !
Près de moi, Alice avait des gestes d’une synchronisation soviétique. Je la laissai me doubler. Les fesses déjà mouillées, je zigzaguai sous la lune. La mer était d’un noir sans fond. Insidieusement, ma vieille phobie de l’eau reprenait le dessus. Alice se lança à l’assaut de l’océan qui, loin du rivage, prenait des allures singulières. Les embarcations s’élevaient lentement, puis s’enfonçaient dans les creux : trempé, je ramais, la peur entre les dents. Les vaguelettes qui tout à l’heure léchaient le bec du kayak m’éclaboussaient maintenant avec une ferveur malsaine. Je ne voulais pas céder à la panique, l’île d’Hœdic se trouvait juste en face, mais je ne la distinguais pas : le noir avait avalé le monde. C’est à peine si j’apercevais encore Alice, perdue dans la houle…
De lourds nuages sombres couraient après la lune. Le temps passa, atroce. J’essayai de penser à autre chose mais le vent du large avait soulevé la mer : les vagues se transformèrent en monstres grondants sortis tout droit de mes cauchemars. Les pires. Je pataugeais dans le kayak, l’eau dépassait déjà le niveau de mes pieds, la houle envoyait mon cœur par-dessus bord, je pagayais en vain, maintenant l’équilibre en une succession de miracles pathétiques qui n’occultaient en rien ma fin, proche, douloureuse, inéluctable. Oui, la fin venait. Plus d’échappatoire possible. Ce soir je devais payer. Même la nature se vengeait. Il suffisait de la voir. La nuit du jugement, la nuit des coupables, tout ça réuni pour moi, une exclusivité mortelle que j’avais bien méritée… Soudain, la boule fichée dans mon gosier descendit jusqu’à mes jambes : Alice avait disparu.
Je voulus crier mais ma gorge resta nouée. Un vent de panique souffla alors à la surface du globe : Alice m’abandonnait, au plus mauvais moment. Évidemment. Évidemment…
Ce ne fut bientôt plus une traversée mais un naufrage : les épaules brûlantes, je pagayais sans même oser regarder les paquets de mer qui me fonçaient dessus. L’écume giclait sur mon visage défait, l’océan grondait, crachait, soulevait l’embarcation toujours à la limite de l’équilibre. Un équilibre de dupe, puisque Poséidon réclamait mon sacrifice. Ce soir la justice frapperait, aveugle et sourde à mes supplications, implacable, brutale et juste — sans doute… Au bout de la course, je me retrouvai seul. Alice avait sombré. J’étais perdu. Toute respiration bloquée, j’attendis la mort, plusieurs fois par minute.
Alors, dans un éclair, tout devint lumineux.
Lacenaire.
Le Cairan.
Le « e » était muet.
Entre nous, plus que des correspondances : des lettres.
Un anagramme…
Des idées folles germèrent dans mon esprit. De la mauvaise graine, évidemment : Lacenaire, poète-bandit suicidé à l’échafaud de sa révolte, Lacenaire, cette excellente ordure, qui voulait faire trembler la richesse sur son trône et jusque dans ses entrailles de fer, Lacenaire prêchant au riche la religion de la crainte, puisque la religion de l’amour n’avait aucun pouvoir sur son cœur… Ma poitrine se comprima quand je réalisai ; comme lui j’expédiais mes Mémoires avant de payer pour toutes mes fautes commises, celles du criminel en puissance, la rage au cœur, la mort dans l’âme, nihiliste, et de la pire espèce encore, comme lui j’étais un loup prêt à tout sacrifier pour assouvir sa soif d’agression, sa vengeance et sa propre peur.
Alice courait à notre perte. À ma perte. Bien sûr, elle m’avait trahi : le revolver était un don à caractère de défi destructif, un potlatch comme on dit dans le jargon, oui, elle m’avait offert un potlatch, à moi le tueur patenté, moi que déjà enfant les gens regardaient comme un danger public, ou potentiel, bien sûr, elle connaissait ma nature profonde ! Elle m’avait mené par le bout du nez, depuis le début : Alice était capable de séduire et d’influencer ses proies afin de leur faire commettre les actes les plus répréhensibles, les plus atroces, par transfert. En m’offrant les mémoires d’un criminel, elle avait prévu l’inéluctable : je tuerai.