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Forcément, le monde entier aurait vu qu’il avait une prothèse, un œil de verre comme on dit quand on en a deux vrais, cet œil mort qui vous fixait. Sa peur sans bandeau : que la prothèse se déplace sans qu’il s’en aperçoive. Ah ! pour ça, il aurait l’air malin avec son œil normal et son œil qui louche ! Ah ! ça devait faire un drôle d’effet, hein ?

Après un bref et lénifiant discours sur la Bretagne authentique, le crooner armoricain entonna un air qui sentait le succès de la soirée. Mc Cash allait recommander quand son regard se ficha sur le visage d’un homme qui, en se faufilant, avait renversé un peu de bière sur la manche de sa veste. Il le vit s’éloigner vers les tonneaux, en dehors de la piste, persuadé de l’avoir croisé quelque part… Sur la petite place publique, les gens gesticulaient dans une farandole improvisée. Une fillette souriant de tout son appareil dentaire passa devant lui, puis une grosse femme aux mollets pour ainsi dire sans chevilles… Enfin, il se souvint du visage du type croisé tout à l’heure : c’était dans le dossier du Pays basque. Martial Arbizu.

Il chercha nerveusement parmi les noceurs mais ne le trouva pas.

— Vous savez où est parti le petit gros qui buvait une bière ici ? lança-t-il aux jeunes grimpés sur les tonneaux.

Une petite à couettes orange rétorqua :

— Avec un grand sec ? Par là, dit-elle, avec une fille…

Abandonnant bal, bière et jeunes filles en fleur, Mc Cash fila vers le port.

Quand il arriva, le quai était désert. Plus loin sous la lune, deux petites taches se mouvaient sur la mer. Des kayaks… Il courut jusqu’au phare et observa un moment leur déplacement jusqu’à ce qu’ils disparaissent, engloutis par la nuit… Avec le temps qu’il faisait, ils ne prendraient pas le risque de passer « la teignouse », ses cailloux et ses courants, pour rejoindre le continent… Non : ils filaient droit devant, sur l’île d’en face. Hœdic.

Mc Cash reprenait son souffle avec peine. Cinquante ans, bon Dieu, ça passait vite… Mais ce soir, le vent du large lui faisait comme une grande bouffée d’herbe pure.

23

Comme les coquelicots

Les kayaks crissèrent sur le sable. L’air de la mer nous avait glacé les os mais nous accostions, vivants, sur le bout de terre vierge. Miracle. Un parfait miracle… Je tirai mon embarcation sur le sec.

— J’ai cru qu’on n’y arriverait jamais…

Encore sous le choc, je fis quelques pas sur la petite crique. J’avais vaincu ma vieille phobie, mon appréhension irraisonnée de la mort en apnée : incroyable… Alice, que j’avais crue morte mille fois, était là, près de moi, ruisselante, plus vivante que jamais. L’océan coulait à nos pieds, la terre était là, bien dure, avec ses cailloux, sa faune, tout ce qui constituait la vie. On distinguait même le poste de sauvetage, masse noire sur la droite…

— On est arrivés, dit-elle seulement.

Alice avait un drôle d’air. La nuit mangeait son visage mais je devinais ses pupilles dilatées sous la lune. Au début, je n’ai pas prêté attention à ses insinuations : c’est en voyant son sac à dos glisser le long de ses jambes que ma peau s’est contractée. Je voulus approcher mais un geste d’elle me repoussa.

— Alors Fred : cette dernière balle…

Sa voix tomba sur moi comme une stèle. Je sentis le danger, entre elle et moi.

— À quoi tu joues ? dis-je.

Elle venait de prendre le revolver.

— Au con.

— Tu fais chier avec ta rhétorique.

— Tu fais chier avec tes questions.

Alice me regardait, belle et froide dans sa robe déchirée, le Smith & Wesson à la main. La colère me faisait trembler :

— Dis, tu crois pas qu’on a autre chose à faire ?

Elle regarda l’arme dans ses mains, puis l’obscurité alentour :

— Que veux-tu faire d’autre ici ?

Le ton était provocateur, ses manières trop tranquilles. Ça sentait le coup fourré, à plein nez. Des nuages améthyste drapaient la lune mais je la sentais proche, électrique, prête à tout.

— Il reste une balle, Fred : la dernière…

— Quelle balle ? Je les ai toutes tirées.

— À l’origine, il y en avait six, rectifia-t-elle. Tu n’en as tiré que cinq, il en manque donc une… Celle-là, ajouta-t-elle, brandissant une balle flambant neuve.

Bon Dieu, d’où elle la sortait celle-là ?

En guise de réponse, Alice fit basculer le barillet.

— Qu’est-ce que tu fais ? Putain, faut se tirer d’ici !

Inclinant la tête, elle nicha la dernière balle dans son logement et dit, parfaitement lugubre :

— Non, Fred, non : en ce qui me concerne, l’histoire s’arrête ici…

Je restai muet : elle me tendit la crosse du revolver. Pire, elle me l’imposa.

Son air de ne pas y toucher aurait dû m’alerter depuis longtemps. Entre nous pas de destin, rien que des enjeux. La règle était pourtant claire. Ce soir je ne pouvais plus reculer, acculé sur ce bout de plage, acculé l’un à l’autre. Nos lettres, la collaboration à la revue, tout ça n’était qu’un écran de fumée. Ce soir serait le Grand Soir. L’écume léchait nos pieds, nous nous tenions face à face ; le .44 Special pesait des tonnes dans ma main et je refusais de comprendre. En bloc.

Alors Alice laissa tomber sa robe sur ses chevilles. Je reculai, la main rivée sur la crosse du gros Smith & Wesson.

Elle me regarda enfin dans les yeux, un méchant sourire aux lèvres :

— Tu vois, dit-elle : c’est comme les coquelicots…

24

Les gaz

Le visage de Luis saignait toujours abondamment. Glissé dans les rochers, il avait d’abord vu cette garce d’Alice lui filer entre les mains avant qu’un grand type ne se précipite à son tour au bout du quai. Le Basque ne savait pas qui il était mais lui aussi semblait chercher les fugitifs. Un flic peut-être. Un sale flic. Le type avait contemplé l’océan un moment, puis disparu, tout à coup…

Luis avait trouvé Martial à l’ombre du lampadaire, adossé contre la tôle d’un hangar, le nez en sang. Il l’avait tiré par les cheveux pour le remettre d’aplomb :

— Por acqui !

Effrayé par l’aspect répugnant des plaies sur son visage, Martial avait reculé, mais dans son état Luis avait encore besoin de lui. Il désigna le scooter des mers amarré au ponton :

— Trouve-moi le gars à qui il appartient, dit-il d’une voix blanche. Vite.

Il fallut près d’une demi-heure à Martial pour trouver le propriétaire de l’engin, un jeune homme bronzé qui payait tournée sur tournée à la buvette du bal. Deux filles et un type de son genre l’accompagnaient sous les lampions. Il fit d’abord celui qu’on dérangeait dans son bain, mais quand Martial lui signala que deux adolescents tentaient en ce moment même de lui voler sa machine, son sang ne fit qu’un tour. Gonflant les pectoraux comme s’il allait affronter un nain, il lui emboîta le pas jusqu’au port, suivi par un blondinet en chemise hawaïenne.

Luis attendait à l’ombre du ponton. Il frappa d’abord le plus grand, à la nuque. Le voyant s’écrouler, son copain envoya une droite de fête foraine avant de s’affaler à son tour : le poing d’acier venait de lui casser la mâchoire.

Le Basque fouilla les poches du premier, trouva les clés et fila vers le ponton. Martial le regardait s’agiter, médusé. Luis passa une manchette sur son visage ensanglanté, grimpa sur le scooter et lança :