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Jean-Marie Gustave Le Clézio

Poisson d'or

1

Quand j'avais six ou sept ans, j'ai été volée. Je ne m'en souviens pas vraiment, car j'étais trop jeune, et tout ce que j'ai vécu ensuite a effacé ce souvenir. C'est plutôt comme un rêve, un cauchemar lointain, terrible, qui revient certaines nuits, qui me trouble même dans le jour. Il y a cette rue blanche de soleil, poussiéreuse et vide, le ciel bleu, le cri déchirant d'un oiseau noir, et tout à coup des mains d'homme qui me jettent au fond d'un grand sac, et j'étouffe. C'est Lalla Asma qui m'a achetée.

C'est pourquoi je ne connais pas mon vrai nom, celui que ma mère m'a donné à ma naissance, ni le nom de mon père, ni le lieu où je suis née. Tout ce que je sais, c'est ce que m'a dit Lalla Asma, que je suis arrivée chez elle une nuit, et pour cela elle m'a appelée Laïla, la Nuit. Je viens du Sud, de très loin, peut-être d'un pays qui n'existe plus. Pour moi, il n'y a rien eu avant, juste cette rue poussiéreuse, l'oiseau noir, et le sac.

Ensuite je suis devenue sourde d'une oreille. Ça s'est passé alors que je jouais dans la rue, devant la porte de la maison. Une camionnette m'a cognée, et m'a brisé un os dans l'oreille gauche.

J'avais peur du noir, peur de la nuit. Je me souviens, je me réveillais quelquefois, je sentais la peur entrer en moi comme un serpent froid. Je n'osais plus respirer. Alors je me glissais dans le lit de ma maîtresse et je me collais contre son dos épais, pour ne plus voir, ne plus sentir. Je suis sûre que Lalla Asma se réveillait, mais pas une fois elle ne m'a chassée, et pour cela elle était vraiment ma grand-mère.

Longtemps j'ai eu peur de la rue. Je n'osais pas sortir de la cour. Je ne voulais même pas franchir la grande porte bleue qui ouvre sur la rue, et si on essayait de m'emmener dehors, je criais et je pleurais en m'accrochant aux murs, ou bien je courais me cacher sous un meuble. J'avais de terribles migraines, et la lumière du ciel m'écorchait les yeux, me transperçait jusqu'au fond du corps.

Même les bruits du dehors me faisaient peur. Les bruits de pas dans la ruelle, à travers le Mellah, ou bien une voix d'homme qui parlait fort, de l'autre côté du mur. Mais j'aimais bien les cris des oiseaux, à l'aube, les grincements des martinets au printemps, au ras des toits. Dans cette partie de la ville, il n'y a pas de corbeaux, seulement des pigeons et des colombes. Quelquefois, au printemps, des cigognes de passage qui se perchent en haut d'un mur et font claquer leur bec.

Pendant des années, je n'ai rien connu d'autre que la petite cour de la maison, et la voix de Lalla Asma qui criait mon nom: «Laïla!» Comme je l'ai déjà dit, j'ignore mon vrai nom, et je me suis habituée à ce nom que m'a donné ma maîtresse, comme s'il était celui que ma mère avait choisi pour moi. Pourtant, je pense qu'un jour quelqu'un dira mon vrai nom, et que je tressaillirai, et que je le reconnaîtrai.

Lalla Asma, ce n'était pas non plus son vrai nom. Elle s'appelait Azzema, elle était juive espagnole. Lorsque la guerre avait éclaté entre les Juifs et les Arabes, de l'autre côté du monde, elle était la seule à ne pas avoir quitté le Mellah. Elle s'était barricadée derrière la grande porte bleue et elle avait renoncé à sortir. Jusqu'à cette nuit où j'étais arrivée, et tout avait changé dans sa vie.

Je l'appelais «maîtresse» ou bien «grand-mère». Elle voulait bien que je l'appelle «maîtresse» parce que c'était elle qui m'avait appris à lire et à écrire en français et en espagnol, qui m'avait enseigné le calcul mental et la géométrie, et qui m'avait donné les rudiments de la religion – la sienne, où Dieu n'a pas de nom, et la mienne, où il s'appelle Allah. Elle me lisait des passages de ses livres saints, et elle m'enseignait tout ce qu'il ne fallait pas faire, comme souffler sur ce qu'on va manger, mettre le pain à l'envers, ou se torcher avec la main droite. Qu'il fallait toujours dire la vérité, et se laver chaque jour des pieds à la tête.

En échange, je travaillais pour elle du matin au soir dans la cour, à balayer, couper le petit bois pour le brasero, ou faire la lessive. J'aimais bien monter sur le toit pour étendre le linge. De là, je voyais la rue, les toits des maisons voisines, les gens qui marchaient, les autos, et même, entre deux pans de mur, un bout de la grande rivière bleue. De là-haut, les bruits me paraissaient moins terribles. Il me semblait que j'étais hors d'atteinte.

Quand je restais trop longtemps sur le toit, Lalla Asma criait mon nom. Elle restait toute la journée dans la grande pièce garnie de coussins de cuir. Elle me donnait un livre pour que je lui fasse la lecture. Ou bien elle me faisait faire des dictées, elle m'interrogeait sur les leçons précédentes. Elle me faisait passer des examens. Comme récompense, elle m'autorisait à m'asseoir dans la salle à côté d'elle, et elle mettait sur son pick-up les disques des chanteurs qu'elle aimait: Oum Kalsoum, Said Darwich, Hbiba Msika, et surtout Fayrouz à la voix grave et rauque, la belle Fayrouz Al Halabiyya, qui chante Ya Koudsou, et Lalla Asma pleurait toujours quand elle entendait le nom de Jérusalem.

Une fois par jour, la grande porte bleue s'ouvrait et laissait le passage à une femme brune et sèche, sans enfants, qui s'appelait Zohra, et qui était la bru de Lalla Asma. Elle venait faire un peu de cuisine pour sa belle-mère, et surtout inspecter la maison. Lalla Asma disait qu'elle l'inspectait comme un bien dont elle hériterait un jour.

Le fils de Lalla Asma venait plus rarement. Il s'appelait Abel. C'était un homme grand et fort, vêtu d'un beau complet gris. Il était riche, il dirigeait une entreprise de travaux publics, il travaillait même à l'étranger, en Espagne, en France. Mais, à ce que disait Lalla Asma, sa femme l'obligeait à vivre avec ses beaux-parents, des gens insupportables et vaniteux qui préféraient la ville nouvelle, de l'autre côté de la rivière.

Je me suis toujours méfiée de lui. Quand j'étais petite, je me cachais derrière les tentures dès qu'il arrivait. Ça le faisait rire: «Quelle sauvageonne!» Quand j'ai été plus grande, il me faisait encore plus peur. Il avait une façon particulière de me regarder, comme si j'étais un objet qui lui appartenait. Zohra aussi me faisait peur, mais pas de la même manière. Un jour, comme je n'avais pas ramassé la poussière dans la cour, elle m'avait pincée jusqu'au sang: «Petite miséreuse, orpheline, même pas bonne à balayer!» J'avais crié: «Je ne suis pas orpheline, Lalla Asma est ma grand-mère.» Elle s'était moquée de moi, mais elle n'avait pas osé me poursuivre.

Lalla Asma prenait toujours ma défense. Mais elle était vieille et fatiguée. Elle avait des jambes énormes, cousues de varices. Quand elle était lasse, ou qu'elle se plaignait, je lui disais: «Vous êtes malade, grand-mère?» Elle me faisait me tenir bien droite devant elle et elle me regardait. Elle répétait le proverbe arabe qu'elle aimait bien, qu'elle disait un peu solennellement, comme si elle cherchait à chaque fois la bonne traduction en français:

«La santé est une couronne sur la tête des gens bien portants, que seuls voient les malades.»

Maintenant, elle ne me faisait plus beaucoup lire, ni étudier, elle n'avait plus d'idées pour inventer des dictées. Elle passait l'essentiel de ses journées dans la salle vide, à regarder l'écran de la télévision. Ou bien elle me demandait de lui apporter son coffret à bijoux et ses couverts d'argent. Une fois, elle m'a montré une paire de boucles d'oreilles en or:

«Tu vois, Laïla, ces boucles d'oreilles seront à toi quand je serai morte.»

Elle a passé les boucles dans les trous de mes oreilles. Elles étaient vieilles, usées, elles avaient la forme du premier croissant de lune à l'envers dans le ciel. Et quand Lalla Asma m'a dit le nom, Hilal, j'ai cru entendre mon nom, j'ai imaginé que c'étaient les boucles que je portais quand je suis arrivée au Mellah.