Mme Fromaigeat avait fait son thé du soir, des feuilles et des fleurs, un goût de poivre et de vanille, un peu écœurant. Je me suis endormie sur le canapé. J'avais l'impression de flotter. Non, je ne dormais pas, mais je sentais mon corps très léger, et je ne pouvais plus bouger les bras ni les jambes. Il me semblait que le visage de Madame était tout près de moi, brillant comme un astre, avec un sourire étrange, et ses yeux noirs, allongés, pareils à des yeux de chatte. Elle parlait, doucement, elle répétait: «Mon tit'enfant, mon tit'enfant» comme si elle ronronnait. Et je sentais sa main sèche et chaude qui glissait sur ma peau, par ma chemise déboutonnée, qui jouait avec les boutons de mes seins. J'avais le cœur qui battait à se rompre. J'entendais sa voix qui marmonnait: «mon tit'enfant», et je voulais qu'elle arrête, qu'elle se taise, je voulais qu'elle disparaisse, je voulais retourner dans un endroit où il n'y aurait personne, je voulais le cimetière où j'allais, au-dessus de la mer, avec le soleil qui faisait briller les stèles blanches dans l'herbe, les stèles sans nom, et les oiseaux suspendus dans le vent, leurs ailes coupantes comme des faux.
Le matin, quand je me suis réveillée, j'avais la bouche sèche, mal à la gueule. Je ne me souvenais pas bien de ce qui s'était passé. J'avais dormi sur le canapé du salon, mais j'étais enveloppée dans le peignoir de soie japonais de Madame. C'est ça d'abord qui m'a frappée, cette odeur de cuir de Russie qui entêtait. J'ai erré à travers la maison vide, en me cognant aux meubles. Je ne savais pas ce que je cherchais, je n'arrivais pas à penser à quelque chose. J'ai fait chauffer de l'eau pour mon café. Le soleil entrait dans la cuisine, au-dehors il faisait doux, la vigne vierge commençait à roussir dans l'encadrement de la fenêtre, et il y avait une bande de moineaux qui jacassaient.
Et tout d'un coup, comme ça, en buvant mon café, c'est devenu clair: il fallait que je m'en aille d'ici. Je sentais mon cœur battre très fort, la douleur de mon front cognait. Je tournais en rond, je renversais des chaises. Je disais: «La vieille bique! La vieille bique!» comme Marie-Hélène quand elle parlait de Mlle Mayer.
Maintenant je me souvenais de ce que Lalla Asma me racontait, elle disait: «Ne bois pas du thé d'une personne que tu ne connais pas, parce que tu boirais quelque chose que tu ne voudrais pas.» Elle parlait d'un homme qui invitait les filles à boire au café et leur faisait boire un breuvage, et quand elles étaient endormies, il les emmenait chez lui, les violait et leur coupait la gorge.
Et je me souvenais des thés que Madame me servait, ses yeux noirs qui brillaient pendant que je dodelinais de la tête. Hier, elle avait dû forcer sur le Rohypnol, et j'avais perdu connaissance. Je la détestais. Elle m'avait trompée. Elle n'était pas mon amie. Elle était quelqu'un comme les autres, comme Zohra, comme M. Delahaye, comme l'employé au commissariat. Je la haïssais, je l'aurais tuée. «La conne, la vieille conne!»
Je me suis habillée. J'ai remis le jean et le pull que j'avais en arrivant, j'ai jeté pêle-mêle tout ce que Mme Fromaigeat m'avait acheté. La petite chaîne en or, avec la plaque où était gravé son nom, je l'ai jetée aux chiottes, et j'ai tiré la chasse, mais la trombe d'eau n'a pas réussi à l'avaler. J'ai cherché ce que je pouvais faire pour me venger. Je ne voulais pas voler, je ne voulais rien prendre de chez elle. Je voulais seulement l'effacer de ma mémoire, elle, ses pré textes. Je suis allée dans son bureau, et j'ai commencé à jeter par terre tous ses livres, je les prenais dans la bibliothèque, je regardais le titre, et je le jetais au milieu de la pièce. Et puis j'ai été prise par une sorte de frénésie, j'envoyais voler les livres de plus en plus vite, ça faisait un grand bruit de papier qui se déchire, ça cognait aux murs. J'ai fait la même chose avec ses photos, avec ses lettres, avec ses papiers. Je crois que je parlais en même temps, je criais, je l'insultais, en arabe, en français, tout ce que je savais. Çam'a fait du bien.
Quand j'ai eu fini, le bureau et le salon de Madame ressemblaient à un champ après une tornade. Alors, j'ai pris mon sac, mon vieux poste de radio, et je suis partie.
8
La rue du Javelot, c'était l'endroit le plus extraordinaire de Paris. D'abord, je ne voulais pas croire que ça existait. Quand Nono est venu me chercher avec sa moto (ou plutôt la moto qu'il avait empruntée) et que nous sommes entrés sous la terre, je croyais qu'il prenait un raccourci, qu'on passait un tunnel. Mais la rue tournait sous la terre, dans une galerie bétonnée, avec les portes des garages, et le bruit de la moto résonnait comme l'enfer. Il y avait aussi des autos qui roulaient avec leurs phares allumés, qui klaxonnaient. Après tout ce qui s'était passé, j'étais fatiguée, je m'étais accrochée au blouson de Nono, j'avais l'impression qu'on était perdus, je ne savais plus où j'allais, ce qui allait se passer. Je crois que le Rohypnol n'avait pas cessé de faire de l'effet.
Après, je suis tombée très malade. L'appartement de Nono, sous la terre, était petit, il n'y avait jamais de lumière, sauf par un puits qui descendait jusqu'à la cuisine. En fait, ce n'était pas un appartement, mais un garage, ou une cave. On avait aménagé un w.-c. pour tout le sous-sol et une cuisine. Le reste était divisé en cellules de béton, avec des lourdes portes de fer zébré d'éraflures et des plafonds en voûtains. Mais c'était bien, parce qu'on n'entendait pas de bruit, sauf de temps en temps le glouglou d'une canalisation, ou bien le bruit de respiration des ventilateurs. Je ne savais pas ce que j'avais. Je restais couchée presque tout le temps sur le matelas que Nono avait mis dans sa chambre, pour moi seule. Lui dormait dans la salle – c'était plutôt un garage, avec le sol en ciment peint en gris et une grande porte à deux battants. D'ailleurs, il garait là sa moto. Il dormait par terre sur des couches de carton, comme un clodo. Il était gentil, il m'avait donné sa chambre. Il était désespéré de me voir comme ça, immobile sur le matelas. Je fumais, je toussais. Je n'avais pas de forces, même pour bouger un bras, même pour tourner la tête. Je ne mangeais plus. Je n'avais jamais faim. Quelquefois, la salive emplissait ma bouche, il fallait que je me penche sur le côté pour cracher. Je n'avais plus mes règles. C'était comme si tout s'était arrêté au fond de moi.
Nono disait que c'était un yanjuc, un juju, un sort. Il avait l'air de bien connaître le sujet. Il disait tout ce qu'il fallait faire, jeter du sel dans le feu, poser des plumes ou des brins de paille, dessiner des signes sur le sol, souffler de la fumée. Je l'écoutais. Je buvais chaque parole, chaque rire qu'il avait. Il était la seule personne qui me rattachait à l'extérieur. Quand il revenait de l'entraînement, il sentait la rue, la sueur, les gaz des autos. Je lui prenais la main, sa main carrée, avec des doigts durs et la peau des paumes douce comme un galet usé. «Raconte-moi ce que tu as vu dehors, ce qui se passe dans les rues.» Il racontait qu'il avait vu un accident, un bus était rentré dans une bagnole, lui avait enlevé l'aile. Il racontait qu'il avait vu des Écossais qui jouaient de la cornemuse, qu'il avait revu Marie-Hélène. Il donnait des nouvelles de la rue Jean-Bouton. «Et ma tante Houriya?» Il secouait la tête. «Je ne l'ai pas vue. Mais il paraît que Mme Fro…» Il n'arrivait pas à dire le nom, ça le faisait rire. «Ta patronne, il paraît qu'elle te cherche. Elle t'en veut à mort. C'est cette vieille bique qui t'a jeté un juju. Je vais la tuer!» Il n'avait dit à personne que j'habitais chez lui, même pas à Marie-Hélène. Si Madame me retrouvait, elle me ferait jeter à la porte de la France comme une criminelle. Pourtant, je ne lui avais rien volé: c'était à moi qu'elle avait pris quelque chose, qu'elle avait menti.