Выбрать главу

Je faisais des cauchemars. Je ne savais plus si c'était la nuit ou le jour. Il me semblait que j'étais dans le ventre d'un très grand animal, qui me digérait lentement. Un jour, j'ai crié, et Nono est venu. Il m'a caressé la figure. Il me parlait doucement, comme à une enfant. Quand il a voulu retourner sur ses cartons, je l'ai retenu. Je l'ai serré le plus fort que j'ai pu. Je sentais les muscles de son dos comme des cordes. Il s'est mis contre moi, il a éteint la lampe. Il avait tout son corps bandé, il tremblait, et je ne sais pas pourquoi, ça m'a paru drôle que ce soit lui, et pas moi, qui ait peur. Nous n'avons rien fait cette fois, j'ai seulement dormi contre lui. Nono ne bougeait pas. Il avait mis son bras autour de moi, et il respirait dans mon cou. Un soir, il m'a fait l'amour, très doucement. Il s'excusait, il disait: «Je te fais mal?» C'était la première fois pour moi, et pourtant ça ne m'a pas étonnée. J'avais l'impression que j'avais connu cela depuis très longtemps.

Et puis tout est allé un peu mieux. J'ai commencé à bouger, j'allais jusqu'à la cuisine. Je disais à Nono, à l'heure du petit déjeuner: «Est-ce qu'il fait beau? – Attends, je vais voir.» Il poussait un tabouret, il ouvrait le vasistas, et il arrivait en se contorsionnant à sortir la moitié du corps jusque dans le puits de lumière. Il revenait avec de la suie sur son T-shirt. «Le ciel est tout bleu!» Il s'attendait que je monte avec lui sur sa moto, pour aller faire un tour.

Quand je suis ressortie pour la première fois, j'ai pris l'escalier, à côté de la porte du garage, puis l'ascenseur, et je suis montée jusqu'en haut de l'immeuble. C'était le matin, Nono était parti travailler dans la salle d'entraînement. Tout était très silencieux, juste la secousse à chaque étage. Je suis montée tout en haut, au quatorzième. C'était un bureau, des assurances, des avocats ou des armateurs, quelque chose comme ça. Je suis entrée dans les bureaux, et sans m'arrêter, j'ai marché jusqu'à la grande vitre. Les secrétaires ont vu cette fille noire, avec sa masse de cheveux, son jean fatigué et son regard fixe, et elles ont eu très peur. Je crois que pour la première fois j'ai réalisé que je pouvais faire peur à quelqu'un, moi aussi.

Je me suis appuyée sur la vitre et j'ai regardé. Un instant, je suis restée figée par le vertige. Je n'avais jamais vu une ville de si haut. Il y avait des rues, des toits, des immeubles, de grands boulevards à perte de vue, des places, des jardins, et plus loin encore, les collines, et même les méandres de la rivière qui brillait au soleil. C'était comme en haut de la falaise, dans le cimetière au-dessus de la mer, avec les mouettes qui planaient contre le ciel. Il y avait des fumées, et les carrosseries des voitures qui brillaient, toutes petites comme des scarabées. Le bruit me donnait le vertige, un grondement sourd et continu qui montait de partout à la fois percé par des coups de klaxon, par des sirènes d'alarme de la police, le hurlement des ambulances. J'avais les mains posées sur la vitre épaisse et je ne pouvais pas détacher mon regard de ce que je voyais. Le ciel était barré par un grand nuage noir, avec des rayons de soleil d'un côté, des rayons de pluie de l'autre! Je vous jure que je n'avais jamais rien vu d'aussi beau.

J'ai entendu derrière moi un bruit de voix un peu plaintives, une femme qui disait doucement, mais je ne comprenais pas tout de suite: «Mademoiselle! Mademoiselle! Vous ne vous sentez pas bien?» Je me suis retournée, je l'ai regardée en souriant. J'avais des larmes dans les yeux, parce que je me sentais heureuse tout à coup. «Non, ça va bien, ça va très bien, je -je voulais juste admirer le paysage.» Mon sourire n'a pas dû la rassurer, parce qu'elle s'est écartée. Elle était jeune, pâle, avec de longs cheveux blonds et des yeux verts. Avec elle, il y avait d'autres femmes, une un peu corpulente, et une autre qui ressemblait à Mme Fromaigeat. Elles avaient dû appeler la sécurité, parce que quand je suis sortie du bureau, vers l'ascenseur, les portes métalliques se sont ouvertes et un homme habillé en bleu portant des menottes à la ceinture est sorti et m'a dévisagée. Je suis entrée dans l'ascenseur, et tout s'est refermé. J'étais très fatiguée, un peu ivre. Quand j'ai retrouvé le garage, au sous-sol, je me suis allongée sur le matelas et j'ai dormi une grande partie de la journée. Même Nono, en rentrant de la salle de boxe, ne m'a pas réveillée. Il m'a regardée dormir, assis le dos contre le mur, sans faire de bruit, comme s'il était mon grand frère.

Après cela, j'ai recommencé à sortir. Je ne me rendais pas compte que j'étais restée enfermée tout ce temps. Dehors, le ciel avait pâli, le soleil courait bas entre les nuages, il faisait froid. Même les arbres au bord de la Seine avaient changé. Leurs feuilles jaunes tombaient dans le vent.

J'ai pensé à Houriya. Dès que j'ai pu marcher, je suis allée à pied dans la direction de la gare de Lyon. J'avais froid. Nono m'avait prêté son blouson de cuir, à peine trop grand aux épaules. J'aimais bien, il sentait l'odeur de Nono, il était usé aux coudes, j'avais l'impression qu'il me protégeait, dans le genre d'une armure.

La rue Jean-Bouton était toujours pareille. On aurait dit que j'étais partie hier. Les hôtels miteux, les sacs-poubelle, les dealers. Au bout de la rue, avant le cul-de-sac, il y avait la porte de l'immeuble, en fer noir, avec des vitres sales. J'ai sonné, et c'est un Noir que je ne connaissais pas qui est venu m'ouvrir. Il était petit et maigre, avec un bouc. Il m'a regardée sans rien dire, puis il est retourné vers la cuisine, où il était en train de laver des marmites. Marie-Hélène avait toujours des hommes à son service. La porte de Mlle Mayer était entrouverte, la lumière allumée. J'ai traversé le couloir sans faire de bruit et j'ai frappé à la porte de la chambre.

Quand Houriya est venue, j'ai eu du mal à la reconnaître. Elle était très grosse, et elle avait des cernes sous les yeux. Mais son visage s'est animé en me voyant. «Je t'attendais, j'avais rêvé que tu viendrais aujourd'hui.» C'était toujours ce qu'elle disait. «Tu vois, je suis venue.» Elle ne m'a rien demandé, ce que j'avais fait, où j'étais allée. Peut-être que pour elle, terrée au fond de cet appartement, le temps ne passait pas aussi vite. «Je m'ennuyais, je me disais chaque jour: est-ce qu'elle va venir aujourd'hui, est-ce qu'elle va téléphoner?»

En quelques minutes, j'avais rassemblé toutes ses affaires. J'ai bourré le linge dans les sacs, les médicaments, les boîtes d'avoine, tout. Houriya avait très peur de sortir, parce que ça faisait des mois qu'elle n'avait pas payé le loyer. Mais moi je ne craignais plus Mlle Mayer, ni personne. J'ai claqué la porte en sortant, si fort qu'un morceau de plâtre du plafond est dégringolé dans les escaliers. J'étais contente, j'avais l'impression qu'une nouvelle vie était en train de commencer. J'ai mis la main sur le ventre de Houriya: «Il bouge?» Elle avançait doucement, en soufflant. «Oui, il n'arrête pas, c'est un petit démon.»

Les premiers jours à la rue du Javelot, c'était la fête. J'étais si heureuse d'avoir retrouvé Houriya que je ne la quittais plus. Nono avait apporté un énorme appareil stéréo et tout ce qu'il fallait, et une télévision en couleurs grand écran. Quand je lui ai demandé où il avait trouvé ça, il a évité la question avec son rire, et la musique a rempli les murs du garage. Il avait invité des amis africains, et on a dansé sur des cassettes, de la musique africaine, du raï, du reggae, du rock. Ensuite, ils ont sorti leurs petits tambours djun-djun, et ils ont commencé à jouer, et aussi d'un instrument étrange, une sanza, que Hakim, un copain de Nono, avait amené dans une petite sacoche, comme une harpe en miniature qui faisait un son glissant et doux qui semblait venir de tous les côtés à la fois.