Mais le bruit mou des pas du gardien irritait Hakim, et on est sortis très vite du musée. Il étouffait de rage. Il m'a dit: «Tu as vu? Il surveillait que je ne vole rien. Que je n'emporte pas en courant les ossements de mes ancêtres.» Il avait une expression de fatigue, il avait l'air plus vieux. «Et tu as vu? Ces fers forgés, ces balustres, en forme de, je ne sais pas quoi, des sagaies, des flèches, le costume de Banania!»
Après, on a pris le train jusqu'à Évry-Courcouronnes pour aller rendre visite à son grand-père.
El Hadj Mafoba vivait tout seul dans un grand immeuble blanc vers Villabé, près de l'autoroute. L'ascenseur ne marchait pas. La porte d'entrée était défoncée, et le carrelage de l'escalier s'en allait par plaques. Il y avait des enfants partout. Pendant que nous montions l'escalier, un gros garçon très blanc descendait quatre à quatre, une voix de femme haut perchée appelait: «Salvador! i Adonde vas?» Il y avait un groupe de jeunes Arabes, en train de fumer assis sur les marches, et encore un peu plus haut, deux filles qui descendaient et un petit blond à lunettes qui criait: «Merde, attendez-moi! C'est moi qui vous ai fait sortir.» Et les filles lui disaient: «Grâce à toi, p'tit con, on sort que jusqu'à six heures.»
Le vieil homme était seul dans sa chambre, assis sur une chaise en fer devant la fenêtre, comme s'il pouvait voir dehors.
«Bonjour, grand-père.»
El Hadj a mis ses mains sur le visage de son petit-fils. Il souriait puis il a tendu la tête.
«Tu as amené quelqu'un?»
Hakim riait. «Tu as l'oreille fine, on ne peut pas te tromper, grand-père.
– Qui est-ce?»
Hakim m'a conduite jusqu'à lui. El Hadj a mis ses mains sur mon visage en les faisant glisser doucement le long de mes joues, et ses doigts ouverts ont effleuré mes paupières, mon nez, mes lèvres.
«Elle ressemble à Marima, a-t-il murmuré. Qui est-ce?»
J'ai marmonné mon nom. J'avais la gorge serrée. C'était la première fois que je rencontrais un homme aussi impressionnant. Il était très beau, avec son visage couleur de pierre noire, parcheminée, et ses cheveux blancs et frisés qui dessinaient une auréole. Il n'y avait pas d'autre chaise, alors je me suis assise par terre, contre le mur, pendant que Hakim faisait bouillir de l'eau pour le thé.
El Hadj parlait doucement, lentement, d'une voix un peu rocailleuse, en appuyant sur les mots, qu'il choisissait avec soin. Il ne s'adressait pas à moi en particulier, ni à son petit-fils. Il raisonnait tout haut, comme s'il égrenait des souvenirs, ou comme s'il inventait un conte. Et puis, en sirotant son verre de thé, il a parlé simplement de ce que j'attendais, le grand fleuve Sénégal qui roule des eaux rouges et convoie les arbres morts et les crocodiles. J'écoutais sa voix, tantôt gutturale, tantôt chantante, et il parlait de son village natal, qui s'appelait Yamba comme lui, un village aux murs de boue où les femmes dessinaient avec un doigt trempé dans l'amarante. Il me parlait de son père et de sa mère, et des dix enfants qu'ils avaient faits, du bruit des voix le matin, et lui, qui était le plus jeune, devait marcher deux heures pour arriver à l'école du fleuve et psalmodier le Coran jusqu'au soir. En parlant, il chantonnait et se mettait à balancer le haut de son corps, comme quand il avait huit ans, et sa voix devenait aiguë et claire comme une voix d'enfant.
«Tais-toi, grand-père, tu vas ennuyer Laïla…»
Hakim était resté debout près de la porte, comme s'il allait partir.
«Comment ennuyer? C'est toi qui ne veux pas.» Il s'adressait à moi, le visage tourné de côté, éclairé par la fenêtre. «Il ne veut pas lire le livre saint. Il ne veut pas entendre parler du Prophète. Il n'aime que son… comment s'appelle-t-il? son Fano…
– Fanon.
– Oui, Fano, Fanon. Je reconnais qu'il dit de bonnes choses. Mais il oublie l'important, le plus important.»
Il laissait un long silence, pour que je dise:
«Qu'est-ce qui est important, El Hadj?
– Que même l'homme le plus insignifiant est un trésor aux yeux de Dieu.»
Comme Hakim s'irritait, le vieil homme corrigeait avec malice:
«Mais laissons cela. Il n'y croit pas. Et toi,Laïla, est-ce que tu y crois?
– Je ne sais pas.
– Mais son… Fanon dit des choses très justes, c'est vrai que les riches mangent la chair des pauvres. Quand les Français sont arrivés chez nous, ils ont pris des jeunes hommes pour les faire travailler aux champs et des jeunes filles pour servir à leur table, faire la cuisine et coucher avec eux dans leurs lits, parce qu'ils avaient laissé leurs femmes en France. Et pour faire peur aux petits Noirs, ils leur faisaient croire qu'ils les mangeraient.
– Et ils les ont envoyés à la boucherie en France, sur les champs de bataille, en Tripolitaine.»
El Hadj se fâchait.
«Mais ça, ce n'était pas la même chose, on se battait contre l'ennemi de l'humanité.
– Vous saviez pourquoi vous alliez mourir?
– On le savait…»
Il y a eu un silence, pendant que El Hadj fumait rêveusement devant la fenêtre ouverte. La pluie tombait tranquillement. El Hadj portait une grande chemise africaine bleu pâle bordée de blanc, sans col, et un pantalon noir, et il était chaussé de gros souliers de cuir verni noirs, et de chaussettes de laine. Il se tenait immobile, assis bien droit sur sa chaise, la cigarette entre ses longs doigts.
Quand on est partis, il a de nouveau touché mon visage, effleuré mes yeux et mes lèvres. Il a dit lentement: «Comme tu es jeune, Laïla. Tu vas découvrir le monde, tu verras, il y a de belles choses partout dans le monde, et tu iras loin pour les trouver.» C'était comme s'il me donnait sa bénédiction. Et j'ai senti un frisson de respect et d'amour.
En sortant de l'immeuble, à la nuit tombée, j'ai vu pour la première fois le camp des Gitans, sur le terre-plein boueux, entre les voies de l'autoroute, pareils à des naufragés sur une île.
9
Comme ça, j'ai pris l'habitude de rendre visite à El Hadj. J'allais une fois par semaine, un peu plus, un peu moins. Ce qui était bien, c'est qu'il ne m'attendait pas, ou du moins il ne laissait pas voir qu'il avait pu attendre. Quand j'entrais dans la petite chambre, ce n'est pas à Hakim qu'il s'adressait. Il savait que j'étais là, il tournait la tête: «Laïla?» Hakim disait que les aveugles sont ainsi, ils ont un autre sens, ils sentent mieux les odeurs, comme les chiens.
Dans le train pour Évry, il y avait une bande de garçons et de filles, douze, treize ans à peine, encore des enfants. Dépenaillés, insolents, bruyants, mais j'aimais bien les voir. Ils m'amusaient, ils se passaient une cigarette, ils faisaient des grimaces, ils disaient très fort des grossièretés en regardant du coin de l'œil l'effet que ça faisait sur les banlieusards grognons. Un peu avant Évry, deux contrôleurs sont arrivés pour les arrêter, et la bande d'enfants s'est sauvée en sautant par la fenêtre sur le talus, juste avant la gare. Ils se suspendaient à l'extérieur, accrochés à la vitre, et ils lâchaient en criant.
C'est comme cela que j'ai rencontré Juanico.
À présent, je quittais tôt le squat du Javelot, j'allais travailler une heure ou deux dans le quartier, je faisais le ménage chez Béatrice, qui était rédactrice dans un journal, dans le Ve arrondissement, et chez un couple de retraités rue Jeanne-d'Arc. Houriya restait à faire la cuisine, elle sortait un peu vers midi, elle allait se promener toute seule, avec son gros ventre, dans le jardin des immeubles, au-dessus de nos têtes. Elle a fait la connaissance de M. Vu, un Vietnamien qui était gérant d'un restaurant, dans notre quartier.