Je ne voyais pas beaucoup Nono. Quand je partais, il dormait encore dans la salle-garage, sur ses feuilles de carton. Depuis la fois où il m'avait enlacée, après mon arrivée, je ne l'avais pas invité à se coucher contre moi. Je ne voulais pas. J'avais peur que ça ne devienne une histoire, si vous voyez ce que je veux dire. Je crois que ça le rendait très malheureux, mais il restait gentil avec moi, comme s'il ne s'était rien passé.
L'après-midi, j'allais retrouver Hakim dans un café près de la Sorbonne. Hakim l'appelait le café de la Désespérance parce qu'il disait que ça ressemblait à l'entrée de l'Enfer. Il apportait les livres, les cahiers, et je commençais à travailler. Il avait décidé que je devais brûler les étapes et me présenter au bac en candidate libre, ou à la capacité en droit. Pour le français, l'histoire et la philosophie, je n'avais aucun mal. Les leçons de Lalla Asma étaient exceptionnelles, elle m'avait façonnée à l'âge où d'autres jouaient à la poupée ou restaient des heures devant des dessins animés. Hakim me faisait lire des passages de Nietzsche, de Hume, de Locke, de La Boétie. Il m'apportait des photocopies. Il prenait ça très à cœur. Je crois que, tout d'un coup, c'était devenu plus important pour lui que de réussir à ses propres examens.
Il avait mis son grand-père dans le secret, et quand j'allais à Évry-Courcouronnes, El Hadj demandait: «Alors, où en es-tu de la philosophie?» On discutait des problèmes de morale, de la violence, de l'éducation, des idées sociales, de la liberté, etc. Et toujours il disait des choses très belles, comme si elles venaient du fond du temps et qu'il les avait retrouvées intactes dans sa mémoire.
Il disait: «Dieu fend le grain et le noyau, il fait sortir le vivant du mort et le mort du vivant.» Il disait: «Sais-tu ce qu'est la frappante? C'est la journée où les hommes seront comme des papillons épars et les monts comme de la laine cardée.» Il disait: «Je me réfugie auprès du Seigneur de l'Aurore, contre le mal, contre la nuit qui se déroule, contre le mal de celles qui soufflent sur les nœuds, contre le mal du jaloux quand il jalouse.» Il tournait son visage vers la fenêtre, et c'était comme si les mots venaient du plus profond de lui, doux et sonores.
Il parlait du Prophète, et de Bilal, son esclave, qui avait le premier lancé l'appel à la prière. Après l'hégire, quand le Prophète avait rendu son dernier soupir dans les bras d'Aïcha, Bilal était retourné en Afrique, il avait parcouru les forêts jusqu'au grand fleuve qui l'avait conduit sur le rivage de l'océan. Il parlait de cela comme s'il avait connu Bilal, comme si c'était arrivé dans sa propre famille, et je voyais Hakim, assis par terre, qui buvait ses paroles. Je n'ai jamais oublié l'histoire de Bilal, et pour moi aussi, c'était ma propre histoire.
Hakim voulait que je vienne le voir à la cité U d'Antony. Là-bas, c'était un autre monde. Ça ne ressemblait pas à la rue du Javelot, ni aux stations de métro, et on était bien loin de Courcouronnes. C'était immense, entouré de beaux jardins verts comme à la campagne, avec des pies et des merles. Il y avait des étudiants du monde entier, des Américains, des Italiens, des Grecs, des Japonais, des Belges, même des Turcs et des Mexicains. Hakim m'invitait au resto U, il payait mon déjeuner avec des tickets. Je mangeais des raviolis, des lasagnes, des plats que je ne connaissais pas. Comme dessert, j'essayais les petits-suisses, les profiteroles, les beignets aux pommes, la frangipane. Hakim me regardait m'empiffrer, ça avait l'air de l'amuser. Lui était habitué. Il mangeait à peine, il grignotait un bout de biscotte. Il trouvait tout dégueulasse.
Après, il voulait que je monte dans sa chambre. Il disait qu'il voulait me montrer ses livres. Mais je n'avais pas envie de me disputer avec lui. Je savais qu'il voulait m'embrasser, et tout, et je n'avais pas envie que ça devienne comme ça avec lui. Je voulais qu'on reste amis, qu'on continue à aller voir El Hadj, pour l'écouter parler du Prophète.
Je savais bien que ça l'embêtait. Il était jaloux, parce qu'il croyait que Nono était mon petit ami. Mais il n'osait rien dire. On allait dans le salon, on s'asseyait sur le sofa, et je sortais de mon sac Par-delà le bien et le mal. «Explique-moi pourquoi Nietzsche parle de contrat. Tu m'as dit qu'il n'avait rien inventé, que c'était Hume qui avait dit que toutes les sociétés reposent sur un contrat.» Il me regardait derrière ses verres. Avec sa barbiche et ses lunettes d'acier, il avait l'air d'un homme dur. Je suppose qu'il voulait ressembler à Malcolm X, et pour ça aussi il ne sortait jamais sans avoir repassé ses chemises blanches et choisi sa cravate. Il ne voulait pas ressembler aux Africains de Nanterre ou aux Antillais des Saules avec leurs piggytails et leurs dreadlocks. Il détestait tout ça et, en même temps, il souffrait pour eux. Un jour, il m'a dit: «Tu sais ce qui me fait le plus mal? C'est de les regarder et de penser que même pas la moitié d'entre eux arrivera à l'âge adulte. C'est comme si tu étais dans le couloir de la mort.»
Il parlait aussi de l'Afrique, des règlements de compte, des mercenaires au Biafra, des enfants qui mouraient de faim, de sida, de choléra.
Il aimait bien Nietzsche, mais c'était tout de même Fanon qu'il préférait. Il me lisait aussi des morceaux de Maîtres et esclaves de Roberto Frayre. Mais il n'aimait pas les romans, ni les poésies, sauf Mahmoud Darwich et Timagène Houat. «Les romans, c'est de la merde. Il n'y a rien là-dedans, ni vérité, ni mensonge. Juste du vent.» Il acceptait à la rigueur Rimbaud et John Donne, mais il en voulait à Rimbaud d'avoir mal parlé des Noirs et d'avoir trempé dans des trafics. Un jour, je lui ai dit: «Au fond, tu penses comme ton grand-père, que tout a été dit dans le Coran.» Je croyais qu'il se mettrait en colère, mais après avoir réfléchi, il a répondu: «C'est vrai, il ne peut pas y avoir de poésie plus grande que celle-là, c'est terrible que tout ait été dit il y a plus de mille ans, et qu'on sache qu'on ne pourra jamais faire mieux.» J'ai dit: «Alors, on peut peut-être faire pire?» Il m'a regardée avec étonnement, je crois que c'est quelque chose qu'il n'arrivait pas à comprendre.
J'avais deux vies. Le jour, avec Houriya, et les ménages chez ma rédactrice, et les courses dans le quartier chinois, et tout le monde trouvait que j'étais bien gentille. J'allais même voir Nono s'entraîner dans sa salle de boxe, à Barbès. Et puis les rendez-vous d'étude avec Hakim, à la Sorbonne, ou près de la rue d'Assas, et il était très fier de me montrer à ses camarades étudiants: «C'est Laïla, elle est autodidacte. Elle se présente au bac en candidate libre cette année, section littéraire.»
La nuit, tout changeait. Je devenais un cafard. J'allais rejoindre les autres cafards, à la station Tolbiac, à Austerlitz, à Réaumur-Sébastopol. Quand j'arrivais par le tuyau du couloir et que j'entendais les coups du tambour, ça me faisait frissonner. C'était magique. Je ne pouvais pas résister. J'aurais traversé la mer et le désert, tirée par le fil de cette musique-là.
Les Africains étaient plutôt à la Bastille ou à Saint-Paul, et à Réaumur-Sébastopol, c'étaient les Antillais. Mais il y avait quelque-fois Simone. C'est Nono qui me l'a fait connaître, la première fois. Il y avait beaucoup de monde dans les couloirs, mais j'ai réussi à me faufiler au premier rang. Elle était grande, très noire de peau, avec un visage un peu long et des yeux arqués, elle était coiffée d'un turban fait avec des chiffons rouges, et elle portait une longue robe rouge sombre. J'ai pensé qu'elle ressemblait à une Égyptienne. «C'est Simone, elle est haïtienne», a dit Nono. Elle avait une voix grave, vibrante, chaude, qui entrait jusqu'au fond de moi, jusque dans mon ventre. Elle chantait en créole, avec des mots africains, elle chantait le voyage de retour, à travers la mer, que font les gens de l'île quand ils sont morts. Elle chantait debout, presque sans bouger, et puis soudain elle se mettait à tourner en battant des hanches, et sa grande robe s'ouvrait autour d'elle. Elle était si belle que j'en étais suffoquée.