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J'allais la voir tous les après-midi. Elle était avec d'autres mamans, dans une jolie chambre bien blanche, au rez-de-chaussée; par la fenêtre, on voyait des cyprès, des troènes, des moineaux qui voltigeaient. Même le ciel gris était magnifique. J'apportais des gâteaux secs, du thé dans une thermos. Pour l'amuser, je racontais n'importe quoi à Houriya. Je lui disais qu'on allait donner un nom au bébé. On l'appellerait Pascale, parce qu'elle était née au bon moment, avant que ne soit pris le décret d'application de la nouvelle loi du sang. Houriya était d'accord, mais elle voulait qu'on ajoute Malika, parce que c'était le nom de sa mère. C'est ainsi que le bébé s'est appelé Pascale Malika. Au registre de l'état civil, elle a voulu donner le vrai nom du père, Mohammed, pour que la fille ne soit pas de père inconnu. Même Hakim était venu la voir. Il avait regardé cette petite chose rouge et vivante, écrasée de sommeil dans le berceau, à côté de Houriya. Il avait dit: «Elle a bien l'air d'une petite Française.»

Houriya était tout à coup inquiète: «Mais si je veux rentrer chez moi, ils ne me l'enlèveront pas?» Je l'ai rassurée comme j'ai pu. «Personne ne pourra te l'enlever. Elle est à toi, rien qu'à toi.» Je pensais que c'était la première fois que Houriya avait quelque chose à elle, et malgré tout ce qu'elle avait subi, et l'incertitude de l'avenir, elle avait de la chance.

L'arrivée de Pascale Malika avait vraiment tout changé rue du Javelot. J'ai compris que plus rien ne serait comme avant, et ça valait mieux. D'abord, Houriya ne pensait plus à s'en aller. Elle ne voulait plus retourner chez elle. Maintenant qu'elle avait le bébé, elle se sentait plus forte, la ville et les gens ne lui faisaient plus peur. Chaque matin, elle enveloppait le bébé dans un grand châle, et elle allait dehors, dans les jardins, dans les rues ou bien elle rendait visite à son copain, M. Vu. Pour qu'elle ait du travail, j'ai demandé à Béatrice de l'engager à ma place. Béatrice a acheté un berceau pour le bébé; et chaque matin, Houriya allait travailler chez elle. Béatrice et son mari ne pouvaient pas avoir d'enfant, alors ils étaient émus de voir cette petite fille qui dormait chez eux. Et puis Houriya a pris l'habitude de la laisser plus longtemps, pendant qu'elle allait faire des courses, ou quand elle suivait ses cours d'alphabétisation. Pascale Malika avait une jolie chambre, Béatrice et son mari avaient enlevé le bureau et les étagères pleines de livres, ils avaient retapissé en rose, et c'était très calme, avec de la lumière et du soleil. Quand Houriya revenait dans le trou noir de la rue du Javelot, pour la nuit, le bébé criait et pleurait, ne voulait pas dormir. Ils ne l'ont pas dit, mais je crois que, dès le début, Béatrice et son mari ont pensé à adopter Pascale Malika.

J'ai revu Simone. Un soir, je suis retournée au métro Réaumur-Sébastopol. Il me semblait qu'il y avait des années que je n'étais pas revenue. Quand j'ai entendu les coups du tambour résonner de loin dans le couloir, ça m'a fait frissonner. Je ne savais pas à quel point ça m'avait manqué. Et en même temps, tout ce qui s'était passé, avec la naissance du bébé, m'avait changée, peut-être vieillie. Comme si maintenant je percevais ce qu'il y avait derrière tous ces gestes, tous ces actes, le sens caché de cette musique.

Dans le couloir, à la croisée des tunnels, les joueurs étaient assis, ils frappaient sur les tambours. Il y avait ceux que je connaissais, les Antillais, les Africains, et d'autres que je n'avais jamais vus, un garçon avec des cheveux longs, la peau couleur d'ambre, de Saint-Domingue, je crois. Simone ne chantait pas. Elle était assise, le dos contre le mur, le visage masqué par des lunettes noires. Je me suis installée à côté d'elle, et quand elle m'a reconnue, elle a eu un sourire, mais j'ai vu que sa joue droite était tuméfiée.

«Qu'est-ce qui t'est arrivé?»

Elle a haussé les épaules, elle ne m'a pas répondu. La musique des jumbés, des djun-djuns roulait doucement, c'était très lent, très calme. Ça roulait sous la terre, jusqu'à l'autre bout du monde, pour réveiller la musique de l'autre côté de l'eau. Comme un chant, comme une langue. J'en avais besoin, ça me faisait du bien, c'était pareil à la voix du muezzin qui passait au-dessus des toits et qui entrait dans la cour de Lalla Asma, pareil à la voix de mes ancêtres du pays des Hilal.

À un moment, il a dû y avoir un signal que la police arrivait, et tout le monde est parti très vite, les tambours, les spectateurs, et je me suis retrouvée seule avec Simone, comme la fois où j'étais allée chez elle. Mais elle m'a demandé, elle avait une voix étouffée, angoissée: «Laïla, est-ce que je peux aller chez toi cette nuit?» Elle savait où j'habitais depuis le soir où Martial m'avait déposée devant la porte du garage. Je ne lui ai pas demandé pourquoi. On est rentrées à pied à travers Paris, dans la bruine.

Elle a passé deux jours chez nous. Elle restait sans bouger, couchée sur un matelas que Nono avait apporté. Elle buvait un peu de Coca, et elle se rendormait. Elle était bourrée de sédatifs. Elle a raconté un peu ce qui lui était arrivé, son ami était devenu fou, il l'accusait de le tromper, il l'avait battue, et ils s'étaient mis à deux pour la violer. Elle ne voulait pas que je prévienne la police. Elle disait que ça ne servirait à rien, que le docteur Joyeux était important, il avait des amis partout, il travaillait à l'Hôtel-Dieu et personne ne la croirait.

Une nuit, il est venu la chercher. J'ai entendu l'auto s'arrêter derrière la porte du garage. Je ne sais pas comment il a deviné que Simone était cachée chez moi. Il avait des espions partout Il n'a pas fait d'esclandre. Il a seulement tapoté à la porte coupe-feu, un bruit léger que j'entendais dans mon sommeil. Quand j'ai allumé, j'ai vu Simone assise sur son lit, les yeux grands ouverts, comme si elle l'attendait. Il lui parlait doucement derrière la porte, avec son créole chantonnant, sucré. J'ai dit à Simone: «Tu veux que je lui dise de s'en aller?» Elle avait un regard étrange, fasciné, à la fois effrayé et attiré. Je voyais sa joue enflée, le sang qui avait séché sur l'arcade sourcilière, et je sentais la colère, la honte. «Ne l'écoute pas, ne réponds pas. Il va finir par s'en aller.» Mais c'était plus fort qu'elle. Simone a commencé à lui parler à travers la porte. Elle ne voulait pas réveiller le bébé, elle chuchotait à voix basse, d'abord en français, des injures, puis en créole.

Elle a fini par ouvrir la porte. Dans la pénombre, la Mercedes était arrêtée, les phares allumés. Il n'y avait pas d'autre bruit que le ronflement des bouches d'aération qui se déclenchaient de proche en proche. Ils sont restés là, à parler, toute la nuit. A un moment, je me suis réveillée. J'avais froid. La porte du garage entrouverte laissait passer un souffle humide. J'ai vu la Mercedes, maintenant tous feux éteints, et Simone et son ami qui continuaient à parler, assis sur le siège arrière. Et au matin, elle était repartie avec lui, sans me dire un mot. J'avais du mal à comprendre comment une telle femme pouvait être à ce point liée à un tel homme.

J'ai pris l'habitude d'aller chez Simone, les après-midi quand Martial Joyeux n'était pas là, pour apprendre à jouer et à chanter. Elle passait la journée presque sans bouger, toute seule dans la petite maison de la Butte-aux -Cailles, les volets fermés. Elle dessinait un grand triangle avec des bougies allumées, dans la salle du bas, et au centre elle mettait ce qu'elle aimait, les fruits du marché, des mangues, des ananas, des papayes. Je n'osais pas lui demander pourquoi. Je ne lui demandais jamais rien et c'est pour ça qu'elle m'aimait bien. Elle était sorcière, elle était droguée aussi, elle fumait du crack avec une petite pipe en terre noire. Elle était belle, avec ses grands yeux d'Égyptienne, son front bombé qui brillait comme un marbre noir.