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Elle jouait sur un piano électronique relié à deux baffles. Elle mettait le son très bas, très grave, pour que je l'entende mieux. Elle m'a dit que je devais faire de la musique, parce que j'avais une oreille qui n'entendait pas, et que tous les grands musiciens avaient un problème, ils étaient sourds, ou aveugles, ou simplement un peu fêlés.

Le docteur Joyeux ne rentrait pas de la journée. Il était tout le temps à la Salpêtrière, il s'occupait des fous. Il était fou lui-même.

Il n'aimait pas ce que faisait Simone, avec ses bougies et ses offrandes, il se serait mis en colère s'il avait su. Mais Simone faisait tout disparaître avant qu'il arrive, elle rangeait les bougies et l'encens, elle remettait le tapis à sa place, les chaises, les fauteuils.

Elle s'était mis dans la tête de m'apprendre à chanter. Je m'asseyais par terre à côté d'elle, en tailleur, et elle avait tendu sa longue robe sur ses jambes, comme une corolle écarlate. Elle jouait de la main gauche sur le clavier, sa main large, légère qui courait sur les notes, juste trois, quatre, cinq mesures, ou un accord prolongé, et je devais suivre avec la voix. C'est pour ça qu'elle jouait de la main gauche, pour pouvoir chanter du bon côté, près de ma bonne oreille. Je ne lui ai rien dit, mais elle savait que j'étais à moitié sourde. C'est incroyable qu'elle ait eu l'idée de m'enseigner la musique, comme si elle avait compris que c'était ça qui était en moi, que c'était pour ça que je vivais.

Nous avons passé beaucoup d'après-midi ensemble, dans la maison de la Butte-aux – Cailles. On faisait de la musique, on buvait du thé, on fumait, on bavardait. On riait sans savoir pourquoi. J'avais l'impression de n'avoir jamais eu d'amie comme Simone. Ça me rappelait le temps du fondouk, les princesses pour qui je dansais, et qui m'emmenaient au bain, ou dans leurs cafés du bord de mer. Simone avait tout d'une princesse. Seulement, il y avait quelque chose de tragique en elle, que je ne comprenais pas bien, comme une part de sa vie qui restait secrète, une part de folie.

Elle m'apprenait à chanter sur la musique de Jimi Hendrix, Burning in the midnight lamp, Foxy Lady, Purple haze, Roomfull of mirrors, Sunshine of your love, et Voodoo child, bien sûr, et la musique de Nina Simone, Black is the color of my true love's hair, I put a spell on you, et Muddy Waters, et Billie Holiday, Sophisticated Lady, mais je ne chantais pas les paroles, je faisais juste des sons, pas seulement avec mes lèvres et ma gorge, mais du plus profond, du fond de mes poumons, des entrailles. Juste quatre, six mesures, et elle m'arrêtait, et encore, encore. Sa main dansait sur le clavier, et je devais faire la même chose une octave au-dessus, ou c'est elle qui jouait en grave, et je devais suivre, et chanter: «Babeli-boo, baabelolali, lalilalola…»

Quelquefois elle parlait de son île, à l'autre bout du monde, et de la musique qui franchit la mer jusqu'à la terre ancienne d'où ses ancêtres ont été enlevés et vendus. Elle disait les noms des nations, ils résonnaient étrangement, comme les paroles d'une musique.

«Ibo, Moko, Temne, Mandinka, Chamba, Ghana, Kiomanti, Ashanti, Fon…»

Comme les noms de mes propres parents, que j'avais oubliés.

Elle parlait de la pauvreté. Elle disait: «Le Haïtien est l'homme qui a le visage le plus dur du monde.» Elle disait: «C'est le Noir qui trahit le Noir, comme du temps de Dessaline.» Elle disait: «Quand on a faim, on tourne les yeux vers l'intérieur.» Elle parlait de la rue Césars, à Port-au-Prince, elle parlait du cœur qui bat dans la foule, de sa mère Rose Carole, qui chantait vaudou, autrefois, pour faire venir les morts, elle battait le tambour, et il y avait un œil ouvert au centre d'un grand triangle, dans la cour de sa maison, comme celui que Simone dessinait avec ses bougies. Elle racontait, elle chantait, elle parlait avec les tambours, elle voyait venir les loas, jusqu'ici, jusque dans sa rue. Elle disait leurs noms, les noms des plantes, lazam, lame véridique, les fruits de l'âme vraie, les papayers, et le géant zaman, sombre, qui couvre l'île de son ombre. J'écoutais, c'était si beau que je m'endormais. Pour moi elle jouait sur le clavier, toujours les mêmes notes qui revenaient, graves, ou bien elle frappait du bout des doigts sur le tambour qui parle, sur le rada, sur le djun-djun, et le roulement me pénétrait comme dans les couloirs de Réaumur-Sébastopol, il montait en moi et m'emplissait tout entière, et j'étais pareille au serpent qui danse devant le dresseur, pareille aux Aïssaoua des fêtes, je tournais sur moi-même jusqu'au vertige.

On ne parlait plus. Seulement elle, accroupie au milieu de sa robe, balançant son buste, et jouant sa musique, et chantant son chant africain qui allait jusque de l'autre côté de la mer, et moi qui répétais ses mouvements, ses phrases, jusqu'au mouvement de ses yeux et aux gestes de ses mains, sans comprendre, comme si une force magnétique me liait à elle.

Elle faisait cela jusqu'à ce que les flammes des bougies se noient dans leur cire.

Quand c'était fini, nous étions épuisées. Nous dormions par terre, sur les coussins épars, dans l'odeur de la fumée. Dehors, le monde bougeait, peut-être, les métros, les trains, les voitures, les hommes couraient comme des insectes fous, les gens qui achetaient, vendaient, comptaient, multipliaient, engrangeaient, investissaient. J'oubliais tout. Houriya, Pascale Malika, Béatrice et Raymond, Marie-Hélène, Nono, Mlle Mayer et Mme Fromaigeat. Tout ça glissait, s'écoulait. La seule image qui venait, qui me submergeait, c'était le grand fleuve Sénégal, et l'embouchure de la Falémé, la berge tranchée dans la terre rouge, le pays d'El Hadj. C'était là que la musique de Simone m'avait amenée.

Un soir, Martial Joyeux est revenu plus tôt que prévu. Il a ouvert la porte de la salle, il est resté sur le seuil un bon moment, à regarder. Dehors, il faisait nuit. Les bougies moribondes devaient faire une lueur indécise, et je devinais le regard du docteur qui fouillait la pénombre. Il n'a rien dit. Il a traversé la salle, en butant contre les tambours de Simone, et il est allé droit vers la salle de bains. Il devait être terriblement en colère, pour passer en silence à travers ce capharnaûm. Simone m'a fait lever, elle m'a poussée vers la porte. «Va-t'en, va-t'en vite, s'il te plaît.» Elle avait l'air terrorisé. Je lui ai dit: «Viens, toi aussi. Ne reste pas ici.» J'étais sûre que si elle avait pu venir maintenant, elle aurait été libre. Mais elle n'y a même pas pensé. Elle m'a mis de l'argent dans la main. «Va-t'en, prends un taxi pour rentrer, il fait froid.» Je ne sais pas pourquoi, j'ai pensé à cet instant que je ne la reverrai plus. Elle ne pouvait pas se décider, c'est pour ça qu'elle était esclave. Si elle avait pu se décider, rien qu'une fois, elle n'aurait plus eu peur de Martial, ni d'être seule, elle n'aurait plus eu besoin de sniffer ses saletés, ni de prendre son Temesta. Elle aurait été libre.

Du côté d'El Hadj, ça n'allait pas très bien non plus. Le vieux soldat avait peur de l'hiver. J'allais dès que je pouvais par le train, par le bus, à Courcouronnes, jusqu'à la route de Villabé. La campagne était glacée, il y avait du givre sur les talus. De grands champs gris où clopinaient des corneilles. Dans le petit appartement de la tour B, El Hadj était assis devant la fenêtre. Il avait mis un gros pull par-dessus sa chemise bleue, et il portait un bonnet fourré même pour dormir. Il rêvait tout haut du grand fleuve qui coule si lentement à travers le désert, où la lumière resplendit jusque dans la nuit. C'était peut-être pour ça que j'allais le voir, pour qu'il me parle du fleuve. Il racontait aussi la rivière Falémé, et les villes, Rayes, Médine, Matam, et son village de Yamba. Comme s'il glissait encore sur une longue pirogue, avec les femmes et les enfants, en regardant passer les maisons accrochées aux rives, les vols des grues, les cormorans. Il m'avait parlé de Marima pour la première fois, sa petite-fille, la sœur de Hakim. Elle était morte là-bas, un été, en allant voir sa mère. Elle avait contracté la leucémie pendant la saison des pluies. Le froid était entré en elle, l'avait glacée jour après jour et l'avait tuée. El Hadj ne m'a pas montré de portraits. Ça ne lui aurait servi à rien. Il m'a seulement montré son livret scolaire, parce qu'il était fier de ses résultats. Elle était en terminale à Saint-Louis.