Il lui arrivait d'oublier qu'elle était morte. Il me parlait comme si j'étais elle, la nouvelle Marima. Il avait une cassure au fond de lui, très profonde, comme un os brisé qui ne cesse pas de faire mal. Il n'avait jamais voulu retourner là-bas. «Ils ont tout démoli, il y a des routes partout, tu vois, des ponts, des aéroports, et toutes les pirogues ont l'arrière coupé pour mettre un moteur. Qu'est-ce qu'un vieux comme moi irait faire là-bas? Mais quand je serai mort, je veux que tu m'emmènes chez moi, pour qu'on me mette dans la terre à côté de mon père et ma mère, à Yamba, au bord de la Falémé. C'est là que je suis né, c'est là que je dois retourner.» Je lui promettais que j'irais avec lui, même si je savais que c'était plutôt impossible. Moi aussi, j'avais un cimetière où je voulais bien qu'on m'enterre.
Ou encore, il parlait de ce qu'il avait vu, en Arabie, lorsqu'il avait embrassé la pierre noire de l'ange Gabriel. L'eau de la source Zem Zem, qu'il avait rapportée dans une petite bouteille en plastique, et le plateau d'Arafat, où le vent du désert brûle les yeux des voyageurs. Il avait le visage tourné vers la fenêtre, je voyais le grand mur blanc des immeubles alentour, on entendait le grondement de la nationale pas très loin, là où se trouvait l'île des Gitans. Mais lui n'était pas ici, il était ailleurs, dans sa lumière. Je suis restée avec El Hadj jusqu'à ce que la nuit tombe. J'ai fait son thé, j'ai lavé la vaisselle, j'ai rangé ses affaires. Peut-être que je savais au fond de moi que je ne le reverrais pas. Comme lorsque Lalla Asma avait commencé à tomber dans la cuisine, et que j'avais compris qu'elle s'en allait.
C'était l'hiver qui le tirait. Il avait toujours froid. Hakim avait acheté un radiateur à bain d'huile qui marchait jour et nuit, et il faisait si chaud dans la petite pièce que l'eau ruisselait sur les carreaux. El Hadj s'arrêtait de parler pour tousser, une grosse toux qui faisait un bruit de forge dans la caverne de ses poumons et qui me faisait mal. Hakim m'avait dit qu'il souffrait d'œdème, une maladie qui l'empêchait de respirer. Mais je pensais que c'était seulement le froid, le vent et la pluie, le ciel qui roulait des nuages gris, et le soleil si pâle, que c'était à cause de cela qu'il s'épuisait.
Quand je sentais qu'il était bien fatigué, je m'en allais. J'embrassais sa main, et lui appuyait un instant sa paume sur mon front, descendait sur mes yeux, sur mon nez, mes joues, mes lèvres. Il disait: «Au revoir, ma fille», comme si j'étais vraiment Marima. Peut-être qu'il croyait vraiment que j'étais elle. Peut-être qu'il avait oublié. Peut-être que c'était moi qui étais devenue semblable à elle, à force de venir auprès de son grand-père, à force de l'écouter raconter ce qu'il avait vécu là-bas, au bord du fleuve. Moi-même, je ne savais pas bien qui j'étais.
En repartant vers Courcouronnes, je traver sais l'île des Gitans. Je faisais un détour, pour voir Juanico. Un soir, il est venu vers moi, comme s'il m'attendait. Il avait un air bizarre. Il m'a demandé une cigarette. Il a dit, d'une voix un peu étouffée: «Brona vend un petit.» Comme je n'avais pas l'air de comprendre, il a répété, avec une sorte d'impatience: «C'est vrai ce que je te dis, Brona vend son bébé.» La nuit tombait. Les réverbères allumaient des étoiles jaunes le long de la route, et pas très loin, au bout du terre-plein cimenté, le bâtiment du supermarché était éclairé comme une sorte de château fabuleux.
J'avais le cœur qui battait fort. J'ai marché derrière Juanico, le long du sentier à chiens qui allait droit vers le camp des Gitans. Je marchais vite. Je n'arrivais pas à croire ce que Juanico m'avait dit. Il me semblait que c'était ma propre histoire qu'il racontait, quand des inconnus m'avaient jetée dans un grand sac et m'avaient emmenée, m'avaient vendue, de main en main, jusqu'à ce que j'arrive chez Lalla Asma.
Juanico m'a conduite à une cabane en planches avec un toit de tôle, accotée à un trailer blanc. Il y avait quelques enfants, à la frimousse éclairée par une lampe à gaz posée sur le sol. Autour de la cabane, des tas de détritus, des cartons, des boîtes rouillées, un caddie boiteux. Il y avait des gens dans la roulotte, des femmes, des hommes, en train de manger, un bruit de télé. Des chiens attachés à des chaînes, le poil jaune, hérissé. Juanico a ouvert la porte de la cabane. Sur un lit de camp, assise sur un matelas en plastique qui se relevait à chaque bout, Brona était assise. Elle avait deux enfants à côté d'elle, une fille de six ans environ et un garçon de douze au regard aigu, intelligent. Ils parlaient en roumain. Juanico a posé des questions à la femme. Elle avait un visage mince, des cheveux d'un blond un peu cuivré, des yeux très verts, petits, vifs comme ceux d'un animal. Elle écoutait ce que disait Juanico, et son regard allait de lui à moi, comme si elle essayait de jauger la vérité. Puis elle s'est levée, elle est allée vers le fond, et elle a écarté un rideau. Dans l'alcôve, il y avait une poussette noire, et dans la poussette un bébé endormi. «C'est une fille», a dit Juanico. Il a ajouté, plus bas, en confidence: «Je lui ai dit que tu connaissais des gens riches, des médecins, des avocats, autrement elle ne t'aurait pas montré son enfant.» Je ne savais pas quoi répondre. Je regardais le bébé endormi, presque entièrement caché par les tricots et les linges. «Comment s'appelle-t-elle?» ai-je demandé.
Brona a secoué la tête. Elle avait un visage maintenant dur et fermé. «Elle n'a pas de nom, a répondu Juanico après un assez long silence. Ceux qui l'achèteront lui donneront un nom.»
Mais quand je suis sortie de la maison, Juanico a dit tout bas: «Tu sais, ce n'est pas vrai. La petite fille, elle a un nom déjà. Elle s'appelle Magda.» J'ai pensé à Béatrice la rédactrice, à ce qu'elle avait dit à propos de l'enfant de Houriya, que si sa mère ne pouvait plus s'en occuper, elle aimerait l'adopter. J'ai dit à Juanico: «Écoute, si vraiment cette femme doit vendre sa fille, je connais quelqu'un qui l'achète.» J'ai dit ça avec la gorge serrée, parce que je pensais en même temps que quelqu'un avait dû dire la même chose autrefois, quand j'avais été volée, et que Lalla Asma avait dû répondre, elle aussi: «Moi, je peux l'acheter.» Il faisait gris et sombre ce soir-là, les autos roulaient de chaque côté de l'île des Gitans en faisant un grondement, dans le genre d'une rivière en crue. Juanico m'a accompagnée jusqu'à l'arrêt du bus, et je suis retournée à Paris.
11
El Hadj est mort trois jours après. C'est Hakim qui m'a fait prévenir par un copain. Je m'apprêtais à aller suivre le cours de philo au café de la Désespérance, quand la nouvelle est arrivée. J'ai pris tout de suite le train pour Évry-Courcouronnes. Il faisait toujours le même ciel gris et bas, on aurait dit que les jours n'étaient pas passés. On parlait même de neige à la radio.
La porte du petit appartement était entrouverte. Je suis entrée doucement, comme s'il était encore là et que je ne voulais pas le faire sursauter. La cuisine où il restait d'habitude était vide, et dans la chambre, le store était à demi baissé. J'ai vu d'abord Hakim de dos, près du lit, et puis d'autres gens que je ne connaissais pas, des voisins sans doute, des gens âgés, et une femme, grande et forte, j'ai pensé que ça pouvait être la mère de Hakim, mais elle était trop jeune, et elle avait plutôt un type arabe, la peau blanche, avec des cheveux permanentes et teints au henné. Peut-être que c'était seulement la femme de ménage, ou bien la concierge de l'immeuble. El Hadj était couché sur le lit, tout habillé, toujours avec sa longue chemise bleue sans col, et son pantalon gris au pli impeccable. Il avait même aux pieds ses grosses chaussures noires cirées, comme s'il s'apprêtait à partir en voyage. Je ne l'avais jamais vu comme ça: sa figure était fermée comme un poing, ses yeux aux paupières bouffies, sa bouche, même son nez, tout fermé, serré, avec une expression de douleur et de tristesse, et je pensais à ce qu'il racontait du fleuve Sénégal, de son village de Yamba et de la rivière Falémé, tout ce qu'il aimait au monde, et il était mort si loin, tout seul dans sa chambre, au huitième étage de la tour B de l'ensemble de la route de Villabé.