Maintenant, personne ne disait rien. Hakim me regardait pendant que je touchais le front de son grand-père, juste une seconde, le temps d'effleurer du bout des doigts sa peau froide, grumeleuse. C'était trop calme, trop silencieux. J'aurais voulu qu'il y ait du bruit, comme dans les films, qu'on entende des femmes pleurer à longs sanglots pathétiques et exagérés, qu'il y ait un brouhaha de voix d'hommes en train de boire le café des morts, ou comme chez les chrétiens, un marmonnement de prières. Un chien qui hurle dans la cour, même un glas. Mais il n'y avait rien. Seulement les éclats de la télévision quelque part, en haut de l'immeuble. Les visiteurs se retiraient d'un air consterné, en évitant de me regarder. J'aurais voulu que les joueurs de tam-tam du métro soient là et qu'ils jouent sans arrêt, en faisant rouler une musique comme le grondement du tonnerre à travers la forêt, le long des fleuves, et Simone chanterait de sa voix grave Black is the color of my true love's haïr. La grosse dame aux cheveux de henné est sortie doucement. Je trouvais qu'elle ressemblait à Lalla Asma. Elle avait le même regard un peu égaré des presbytes derrière leurs verres. Je ne sais pas pourquoi, je l'ai prise par le poignet, je l'ai ramenée vers le lit: «S'il vous plaît, restez encore un peu, ne partez pas.» Elle a secoué la tête. Elle avait une voix rauque, étouffée. «Il était gentil.» Elle a dit cela comme si elle s'excusait. Elle s'est dégagée lentement. Elle repoussait mes doigts, elle les défaisait un à un. Elle avait une expression d'effroi dans ses yeux verts, il me semblait que ses pupilles noires nageaient au centre de ses iris.
Finalement, c'est Hakim qui l'a libérée. Il me tenait par les épaules, comme on fait avec une folle hystérique. Hakim était mon frère. J'étais Marima. Je sentais sur ma figure les doigts usés de El Hadj, qui passaient doucement sur mes yeux, sur mes joues, sur mes lèvres. Je n'arrivais plus à respirer. Il y avait quelque chose qui se gonflait en moi, dans ma poitrine, qui obstruait ma gorge. «C'était mon grand-père, c'est vrai, maintenant qu'est-ce que je vais devenir?» Je balbutiais des paroles incohérentes, les mots m'étouffaient. Hakim croyait que je pleurais, mais ce n'étaient pas des larmes, c'était de la colère, j'aurais voulu tout casser dans cet immeuble, j'aurais voulu crever le ciel opaque qui avait empêché El Hadj de voir, casser les vitres et les stores, casser les wagons, les glaces des autobus, les rails du chemin de fer, le bateau qui mettait tant de temps à rejoindre les rives du fleuve Sénégal et Yamba sur la rivière Falémé.
Hakim me serrait si fort que je me suis écroulée par terre, à côté du lit, et je voyais tout ce qui avait ôté la vie à El Hadj, l'urinai, les flacons de cortisone. Tout ce qui était tombé, et que personne n'avait eu le temps de nettoyer pour la parade funéraire.
Il m'a tenue un bon moment serrée contre lui, parce que je crois que lui aussi avait besoin qu'on le console. À un moment, il m'a embrassée, et j'ai senti les larmes sur ses joues. Puis c'était fini. Je me suis relevée, et je suis partie. Je n'ai pas regardé le corps du vieil homme couché tout habillé sur son lit. Je croyais bien qu'il ne retournerait pas chez lui au bord du fleuve. Il resterait à Villabé, au cimetière on lui trouverait une petite place, et en guise de fleuve il entendrait la rumeur des autos sur l'autoroute. Est-ce que ces choses-là ont une importance? Dans le train, désert à cette heure-là, je regardais la nuit tomber à travers la glace sale. Je crois que je pensais plus à Magda qu'à El Hadj. J'avais la nausée aux lèvres. Je n'avais rien mangé ni bu depuis le matin.
Avant d'entrer dans Paris, je me suis laissé piéger par les contrôleurs. D'ordinaire, je surveille très bien, et je sais descendre au moment où ils montent. Mais ce jour-là, je m'étais oubliée, j'étais dans un rêve, engourdie, comme après qu'on a eu très mal. Peut-être qu'ils m'avaient déjà repérée. Quand je les ai vus, ils étaient sur moi. Ils sont venus droit vers moi, en ignorant les autres passagers. Des gamins gitans – ceux que j'avais rencontrés la première fois avec Juanico – ont détalé en leur montrant leur doigt, mais c'était moi que les contrôleurs voulaient. Au début, ils étaient polis, presque cérémonieux.
«Mademoiselle, vous n'avez pas de titre de transport, veuillez nous montrer une pièce d'identité.» Comme je leur ai dit que je n'en avais pas, et d'une, et que même si j'en avais, ils n'avaient aucun droit à me la demander, et de deux, ils sont devenus beaucoup moins polis. «Dans ce cas, vous allez venir avec nous au poste…»
Ils formaient un couple bizarre, l'un grand et fort, avec un double menton et une petite moustache blonde, l'autre, petit et brun, l'air nerveux, avec un accent de Toulouse. Ils m'ont chacun prise par un bras, et ils m'ont fait remonter le train de wagon en wagon, jusqu'à la motrice.
Ils m'ont fait m'asseoir entre eux sur une banquette dure, à côté de la porte. Je leur ai dit qu'ils commettaient un abus de force, qu'ils n'avaient pas à recourir à la violence, mais ça les a laissés indifférents. Le train continuait à rouler vers Paris, et maintenant il faisait nuit. Mes deux gardiens se parlaient au-dessus de moi, comme si je n'étais pas là, ils se donnaient des nouvelles du bureau, ils racontaient leurs potins. J'aurais pu les attendrir en leur racontant que mon grand-père était mort, et que c'était à cause de ça qu'ils avaient réussi à me surprendre. Mais je n'avais pas envie qu'ils aient pitié de moi en quoi que ce soit. Pour rien au monde, je n'aurais voulu me servir d'El Hadj pour obtenir une faveur de ces mercenaires.
À Austerlitz, ils m'ont emmenée dans un petit bureau derrière les guichets. Ils m'ont laissée attendre une bonne heure, et durant tout ce temps, ils sont restés devant la porte à fumer des cigarettes et à échanger leurs potins. Je pensais que j'étais un bien petit poisson pour des hommes si forts avec leurs uniformes, leurs menottes et un pistolet automatique. Mais peut-être qu'ils pensaient qu'il n'y a rien d'insignifiant dans la vie, il y a des gens qui aiment à le croire.
Leur chef est arrivé, il a voulu m'interroger. Il s'est mis tout près de ma figure. Il criait:
«Votre nom?
– Laïla.
– Vous êtes majeure?
– Je ne sais pas. Oui. Non. Peut-être.
– Où sont vos parents?
– En Afrique.»
Là, les choses se gâtaient. Le chef était un petit homme insignifiant, qui s'appelait M. Castor, c'est du moins le nom que j'ai pu déchiffrer à l'envers sur une enveloppe posée sur son bureau.
«Tu n'as pas de papiers?»
Le tutoiement était signe d'énervement.
Pour calmer le jeu, j'ai eu une bonne idée.
«Vous pouvez appeler mon avocate.
– Tu veux une claque?»
Ce n'était pas le bon moyen de les calmer. J'ai concédé:
«Bon, ce n'est pas vraiment mon avocate. C'est la dame qui s'occupe de moi. Une éducatrice, quoi.»
Le mot leur a plu. J'ai donné le nom et le téléphone de Béatrice. Rédactrice, éducatrice, ça n'était pas très différent. Je ne voulais surtout pas qu'ils remontent jusqu'à la rue du Javelot. Nono et Houriya avaient assez d'ennuis comme ça. Heureusement, dès que j'ai été à Paris, j'ai fait comme les commandos dans les films de guerre, j'ai enlevé tout ce qui pouvait servir à m'identifier.