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C'est Juanico qui m'a tirée de ma torpeur. Il était descendu sans faire de bruit et il s'accrochait à l'échelle comme un singe, il disait tout près de mon oreille, pour ne pas avoir à crier: «Viens voir, tata Laïla, viens voir!» Je suis sortie à tâtons. Le compartiment était dans la pénombre, il faisait chaud, il y avait une odeur d'haleine. Dans le couloir, la fenêtre découpait un rectangle aveuglant. Giflée par les maisons et les pylônes, la mer brillait au soleil. Le train sinuait le long de la côte, passait des tunnels, ressortait, et la mer était toujours là, brillante au soleil, d'un bleu si violent que j'avais les yeux pleins de larmes,

Juanico dansait sur place. C'était la première fois qu'il voyait la mer. Quand il était venu de Roumanie, le train l'avait emmené, lui, sa mère et ses frères, de Timisoara, tout droit, sans s'arrêter, sauf pour passer la frontière à travers champs, entre l'Allemagne et la France, et rejoindre les camps de nomades.

De temps en temps, il se tournait vers moi avec un large sourire qui faisait étinceler ses dents sur sa figure sombre, pour dire: «Tu vois? Tu vois ça?»

Les gens sont descendus les uns après les autres, dans toutes ces villes de la côte, Agay, Saint-Raphaël, Cannes, Antibes. On était seuls dans le wagon, avant d'arriver à Nice. Le train roulait le long d'une immense plage de galets, suivi par une route où les autos allaient à la même vitesse. Il y avait des vagues qui déferlaient en biais, des mouettes qui tourbillonnaient au-dessus des égouts. Le soleil brûlait à travers la glace. Il me semblait que je me réveillais, seulement, je sortais d'un long rêve, comme d'une maladie.

Sans quitter notre place dans le couloir, nous avons pris le petit déjeuner que j'avais apporté de Paris, des oranges (du Maroc) et des tranches de pain rassis, fourrées d'une barre de chocolat. Jamais nous n'aurions mangé du jambon, moi parce que c'était défendu, lui parce qu'il disait que ce n'était pas une nourriture d'homme. Une fois qu'on en discutait, il avait ajouté, je ne sais pas d'où il avait tiré cette idée, qu'on pouvait aisément vous faire manger de la chair humaine en vous disant que c'était du jambon. Il avait donné une claque sur sa fesse, pour montrer ce que c'était.

Nice était bien comme je l'imaginais. Une belle ville blanche, avec des coupoles et des bulbes, beaucoup de pigeons et des vieux, de grandes avenues bordées de platanes et encombrées d'autos jusque sur les trottoirs. Il y avait beaucoup d'Arabes, et pourtant, ça ne ressemblait pas à l'Afrique. Ça ne ressemblait même pas à l'Espagne.

C'était une ville pour rire, pour rêver, une ville pour se promener, comme nous faisions nous deux Juanico, en nous tenant par la main, en frère et sœur.

Les gens nous regardaient bizarrement, à cause de notre allure, notre habit, moi avec le blouson à franges de Nono, Jean et bottes tex mex, Juanico toujours avec ses haillons trop grands, ses trois T-shirts de couleurs différentes enfilés l'un sur l'autre, le plus long en dessous, le plus petit, mais le plus large, rayé bleu-blanc-rouge et rose par-dessus, et sa tignasse bouclée noire, et son visage cuivré d'Indien. On n'avait rien, pas de bagages, juste moi le sac de plage contenant mon vieux transistor, les petites choses de femmes et mon cher Frantz Fanon.

Il faisait délicieusement doux. On a marché toute la journée, au hasard, le long de la mer, dans les rues de la vieille ville, et même dans les collines pleines de vieux jardins. Juanico ne savait pas où habitait son oncle Ramon. Il avait seulement son nom et son adresse écrits de travers sur une enveloppe, comme ceci:

Ramon

Ursu

Camp d'accueil de Crémat

À midi, nous avons mangé encore du pain et du chocolat sur la grande plage de galets, entourés d'une nuée de mouettes. Juanico était comme un jeune chien, il courait en zigzag le long de la mer, il s'écroulait dans les galets au milieu des mouettes, et mille autres folies de ce genre. Je ne l'avais jamais vu comme ça. Tout à coup, il avait vraiment l'air d'un enfant, il était libre, l'avenir n'existait plus. Et moi aussi, je ne pensais plus à ce qu'on ferait, où on dormirait, ce qu'on aurait à manger ce soir. J'ai jeté aux mouettes le dernier quignon de pain, d'ailleurs il était trop rassis. Si j'avais pu, j'aurais jeté mon sac de plage bleu à la mer, avec tout ce qu'il contenait. Mais ce n'est pas le transistor, ni le livre de Frantz Fanon qui m'en ont empêchée, un poste de radio, ce n'est rien qu'une boîte à musique, et un bouquin, ça se remplace. C'est plutôt l'enveloppe qui contenait le passeport de Marima, et la lettre que Hakim m'avait écrite avant de ramener son grand-père à Yamba sur la Falémé.

On a passé tout le mois de mai à Nice, sans rien faire, qu'aller à la décharge le matin, à la plage l'après-midi, et se balader dans les rues de la vieille ville.

Au début, ça a été un peu difficile au camp. C'était loin de tout, au nord, dans la vallée, plus loin que la banlieue, plus loin que les piliers de l'autoroute. C'était comme le Douar Tabriket, sauf que c'était dans les collines, loin de la mer, des collines âpres, nues, où le vent soufflait en rafales, où la poussière avait le goût de ciment. La cité était construite en contrebas de la décharge, des pavillons de parpaing crépis en rose, avec des toits de tuile, style provençal. Il y avait en tout une cinquantaine de maisonnettes, et j'imagine qu'au jour de l'inauguration, en présence des représentants de M. le Préfet et de M. le Maire, et du directeur régional de la caisse des HLM, ça devait être joli, photogénique, surtout si on ne cadrait pas sur les silos de la décharge. Mais au bout de quelques années, c'était devenu un bidonville comme les autres. La suie des incinérateurs s'était déposée sur les murs, et les papiers et les sacs de plastique faisaient une garniture sur l'enceinte de fil de fer, et les rues étaient devenues des chemins crevassés, des ornières boueuses.

Ce qui était bien, c'étaient les caravanes. Devant chaque maisonnette, les nomades avaient une ou deux caravanes, certaines sans roues, montées sur des briques. C'est dans une des caravanes que Ramon Ursu nous a logés, avec ses trois enfants, de l'âge de Juanico et plus jeunes, Malko, Georg et Éva. Le soir, on dérou- lait les sacs de couchage, les couvertures et on dormait à même le plancher de la caravane, serrés les uns contre les autres pour ne pas avoir froid.

Ramon Ursu était un grand type costaud, avec des cheveux et des sourcils très noirs, qui s'employait comme tâcheron dans les chantiers en construction. Il parlait très mal le français, mais Juanico a dit qu'il ne parlait pas mieux le roumain. Il ne parlait pas, voilà tout. Le soir, quand il revenait du travail, il s'asseyait sur le bord du lit, dans l'unique chambre de la maison, et il regardait la télévision en fumant.

Quand il a vu arriver Juanico, il n'a pas eu l'air étonné. Peut-être qu'il nous attendait, qu'on l'avait prévenu. Ramon Ursu vivait dans la maisonnette avec une grande femme blonde, au visage rouge, Éléna. Éva était sa fille, mais Georg et Malko étaient d'une autre femme qui avait abandonné Ramon.

Le matin, de bonne heure, avec Juanico et les garçons, nous allions à la décharge. Juanico appelait ça «travailler».

Les bennes arrivaient les unes derrière les autres, dans la grande salle du broyeur. Les garçons du camp étaient là, de chaque côté, et dès que le monceau d'ordures était par terre, ils se précipitaient comme des rats, avant que la pelleteuse n'attrape le chargement et l'expédie dans les mâchoires d'acier.