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Je parlais, et mes larmes n'arrêtaient pas de couler. Je peux dire que c'était la première fois. Moi qui n'avais jamais pleuré pour rien, même lorsque Zohra me pinçait jusqu'au sang.

Mais Lalla Asma n'est pas redevenue comme avant. Au contraire, chaque jour, elle s'enfonçait un peu plus. Elle ne mangeait plus. Quand j'essayais de la faire boire, le thé froid coulait de chaque côté de sa bouche et trempait sa robe. Elle avait les lèvres gercées, crevassées. Sa peau devenait toute sèche, couleur de sable. Et je dois dire qu'elle faisait sous elle. Elle qui était si propre, méticuleuse. Je la changeais. Je ne voulais pas que Zohra et Abel la voient dans cet état. J'étais sûre qu'elle avait honte, qu'elle se rendait compte de tout. Quand Zohra entrait dans la salle, elle fronçait le nez: «Qu'est-ce qui sent mauvais?» Je lui disais qu'on faisait des travaux dans la maison voisine, on vidangeait la fosse. Zohra regardait Lalla Asma d'un air perplexe. Elle me grondait: «C'est parce que tu ne fais pas bien le ménage, regarde ce désordre.» Elle cherchait à comprendre ce qui n'allait pas. Pour qu'elle ne devine pas l'état de Lalla Asma, je la coiffais le matin, je fardais ses joues avec de la poudre rose, je mettais du beurre de cacao sur ses lèvres. J'installais le plateau de cuivre à côté d'elle, sur la table, avec la théière et les verres, et je versais un peu de thé sucré dans les verres, comme si Lalla Asma avait bu.

Je ne la quittais plus. La nuit, je dormais par terre à côté d'elle, enroulée dans un dessus-de-lit. Je me souviens, il y avait des moustiques, toute la nuit j'écoutais leur chanson dans mon oreille, et au matin, je me tournais pour dormir un peu. J'oubliais le souffle douloureux de Lalla Asma, je rêvais qu'on partait, qu'on prenait enfin le fameux bateau dont elle parlait toujours, de Melilla vers Malaga, et même plus loin, jusqu'à la France.

Une nuit, tout est allé plus mal. Je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite. Lalla Asma étouffait. Son souffle faisait un ronflement de forge, et au bout de chaque expiration il y avait un bruit de bulles. Je restais immobile allongée par terre, sans oser bouger. La chambre était noire, avec un peu de lune dans la cour. Mais je n'aurais pas pu aller dehors. J'attendais, je voulais qu'il fasse jour. Je pensais: dès que le soleil se lèvera, Lalla Asma se réveillera, elle cessera de ronfler et d'étouffer avec son bruit de bulles.

C'est moi qui me suis endormie, au petit jour, tellement j'étais fatiguée. Peut-être que Lalla Asma est morte à ce moment-là, et que c'est pour ça que j'ai enfin pu m'endormir.

Quand je me suis réveillée, il faisait grand jour. Zohra était à côté du lit, elle pleurait à haute voix. Tout à coup, elle m'a vue, et la colère a tordu sa bouche. Elle m'a donné des coups avec tout ce qu'elle trouvait, une serviette-éponge, des revues, puis elle s'est déchaussée pour me frapper et je me suis sauvée dans la cour. Elle criait: «Misérable, petite sorcière!

Ma mère est morte et toi tu dors tranquillement! Tu es une meurtrière!» Je me suis cachée à la cuisine, sous une table, comme quand j'étais petite. Je tremblais de peur. Heureusement, une voisine est arrivée à ce moment-là, alertée par les cris. Puis Abel est arrivé lui aussi, et ils ont calmé Zohra. Elle avait un couteau à la main, comme si elle voulait me tuer. Elle criait encore: «Sorcière! Meurtrière!» Ils l'ont fait asseoir dans la cour, ils lui ont donné un verre d'eau.

Moi, je me suis glissée hors de la cuisine, j'ai traversé la cour à quatre pattes, le long du mur à l'ombre. J'étais pieds nus, je n'avais que la robe froissée dans laquelle j'avais dormi, les cheveux ébouriffés, je devais vraiment avoir l'air d'une meurtrière.

J'ai réussi à me faufiler par la grande porte bleue qui était restée entrouverte. Puis je me suis mise à courir dans les rues, comme le jour où j'étais allée quérir la sage-femme. J'avais très peur qu'ils ne me rattrapent et me mettent en prison pour avoir laissé mourir Lalla Asma.

C'est comme cela que j'ai quitté sans retour la maison du Mellah. Je n'avais rien, pas un sou, j'étais pieds nus avec ma vieille robe, et je n'avais même pas la paire de boucles d'oreilles en or, mes croissants de lune Hilal, que Lalla Asma avait promis de me laisser en mourant. Je me sentais encore plus démunie que le jour où les voleurs d'enfants m'avaient vendue à Lalla Asma.

2

Le fondouk était bien différent de tout ce que j'avais connu jusqu'alors.

C'était une maison ouverte aux quatre vents, située dans une rue passante encombrée de camionnettes, d'autos, de motocyclettes. Le marché était à deux pas, une grande bâtisse en ciment où on trouvait tout ce qu'on voulait, de la viande de boucherie, des légumes aussi bien que des babouches, des tapis ou des seaux en plastique.

En quittant la maison de Lalla Asma, je ne savais pas où aller. Je ne savais qu'une chose, c'est que je devais me cacher dans un endroit où Zohra et Abel ne me retrouveraientjamais, même s'ils envoyaient la police à ma recherche. Je trottais le long des rues à l'ombre, je rasais les murs comme un chat perdu. Dans ma tête résonnaient les cris de Zohra: «Sorcière! Meurtrière!» J'étais sûre que si elle me rattrapait, elle me ferait mettre en prison. Malgré moi, mes pas m'ont dirigée vers la rue où j'avais cherché un docteur pour Lalla Asma. Quand j'ai reconnu la bâtisse, avec sa grande porte à deux battants grands ouverts, mon cœur a bondi de joie. Là, j'étais sûre que Zohra ne pourrait pas me trouver.

Mme Jamila n'était pas dans le fondouk. Elle avait été appelée quelque part pour une urgence. Alors je me suis assise sagement sur le balcon, le dos contre le mur, et je l'ai attendue à côté de sa porte.

La première fois que j'étais venue, j'étais trop pressée, je n'avais pas eu le temps de regarder ce qui se passait dans l'hôtel. Maintenant, je détaillais tout: les gens qui entraient et sortaient sans cesse de la cour, les colporteurs en haillons chargés comme des baudets, les mar chands qui déposaient leurs ballots sous les arcades. Il y avait des marchands de légumes, des marchands de dattes, et des jeunes gens qui apportaient des cargaisons bizarres en équilibre sur leurs bicyclettes, des cartons de jouets en plastique, des cassettes de musique, des montres, des lunettes noires. Je connaissais toutes leurs marchandises, parce que souvent ils venaient frapper à la porte de Lalla Asma, et comme elle ne pouvait plus sortir faire des courses, elle leur faisait déballer leurs articles dans la cour, et elle leur achetait des choses dont elle n'avait pas besoin, des stylos, des savonnettes, ce qui mettait sa bru en colère: «Mère, qu'est-ce que vous allez en faire?» Lalla Asma hochait la tête: «Peut-être qu'un jour je serai contente d'avoir acheté ça.» Jamais je n'aurais imaginé que les vendeurs à la sauvette pouvaient se retrouver dans un endroit comme cette cour.

L'étage était habité par les jeunes femmes que j'avais vues la première fois, si élégantes et belles, que dans ma naïveté je les prenais pour des princesses. Pour l'heure, elles dormaient encore dans les chambres, derrière les hautes portes entrebâillées.

En scrutant à travers la fente, j'ai vu une des princesses couchée sur un grand lit. Au bout d'un instant, j'ai distingué sa forme. Elle était couchée toute nue sur les draps, le visage recouvert par ses cheveux, et j'ai été étonnée de voir son ventre très blanc, et son pubis entièrement épilé. Je n'avais jamais rien vu de tel. Lalla Asma ne m'emmenait jamais aux bains, et jusqu'aux derniers temps, elle ne voulait pas que je la voie dévêtue. Et mon corps maigre et noir ne ressemblait pas du tout à cette chair si blanche et à ce sexe endormi. Je crois que je me suis reculée, un peu effrayée, de la sueur au creux des paumes.