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Mais je ne faisais pas très attention à ce qu'elle voulait me dire. J'étais ivre de liberté, j'avais vécu enfermée trop longtemps. J'étais prête à me sauver si quelqu'un avait voulu me retenir.

Encore aujourd'hui j'ai du mal à croire que les princesses n'étaient pas des princesses. Je m'amusais avec elles. Il y avait surtout Zoubeïda et Selima qui étaient jeunes. Elles étaient insouciantes, elles riaient tout le temps. Elles venaient de villages de la montagne, elles s'étaient échappées. Elles vivaient entourées d'un tourbillon d'hommes, elles montaient dans de belles voitures américaines qui venaient les chercher à la porte du fondouk. Je me souviens, un soir, d'une longue auto noire avec des vitres teintées, qui portait deux drapeaux sur les ailes, des dra peaux vert, blanc et rouge, avec du noir aussi. Tagadirt m'a dit: «C'est un homme puissant et riche.» J'essayais de voir à l'intérieur de l'auto, mais les vitres noires ne laissaient rien filtrer. «C'est un roi?» Tagadirt a répondu sans se moquer de moi: «C'est quelqu'un d'important comme un roi.»

J'aimais bien le visage de Tagadirt. Elle n'était plus très jeune, elle avait des rides bien marquées au coin de l'œil, comme si elle souriait, et elle avait la peau très brune, comme moi, presque noire, avec de petits tatouages marqués sur le front. Avec elle, j'allais aux bains deux fois par semaine. C'était au bord de l'estuaire, près de l'embarcadère. Tagadirt me donnait une grande serviette, elle prenait un sac avec des affaires propres, et nous partions ensemble. Du temps de Lalla Asma, je n'avais pas l'idée qu'un endroit pareil puisse exister, et je n'aurais jamais imaginé me mettre toute nue devant d'autres femmes.

Tagadirt n'avait aucune pudeur. Elle allait et venait devant moi sans vêtements, elle frottait son corps avec des pierres ponces, elle se frictionnait avec des gants de crin. Elle avait des seins lourds aux mamelons violets, et sur ses hanches et sur son ventre sa peau faisait des replis. Elle s'épilait avec soin le pubis, les aisselles, les jambes. À côté d'elle je paraissais une négrillonne malingre, et malgré tout, je ne pouvais pas m'empêcher de cacher mon bas-ventre avec une serviette.

Tagadirt voulait que je lui masse le dos et la nuque avec de l'huile de coprah qu'elle achetait au marché, qui répandait un parfum écœurant de vanille. Dans la grande salle de bains commune, les nuages de vapeur glissaient au-dessus des corps, il y avait un bruit de voix, des cris, des exclamations. Des petits garçons tout nus couraient le long de la vasque d'eau chaude en glapissant. Tout cela me faisait tourner la tête, me donnait la nausée.

«Continue, Laïla. Tu as les mains dures, ça me fait du bien.»

Je ne savais pas si j'aimais cela. Je continuais à faire pénétrer l'huile dans la peau du dos de Tagadirt, je respirais l'odeur de la vanille et de la sueur. Puis, pour me réveiller, Tagadirt m'aspergeait d'eau froide, elle riait quand je m'échappais, mes poils hérissés sur tout mon corps.

J'étais devenue la mascotte du fondouk. C'était peut-être pour cela que Mme Jamila n'était pas contente. Elle devait penser que j'étais trop caressée et flattée par les princesses, et que cela risquait de gâter mon caractère.

À force d'entendre ces femmes s'extasier sur moi à longueur de journée: «Ah! qu'elle est jolie!», et me déguiser selon leur fantaisie, je finissais par les croire. Je me prêtais avec vanité à leurs caprices. Elles m'attifaient de robes longues, elles peignaient mes ongles en vermillon, mes lèvres en carmin, elles me maquillaient, dessinaient mes yeux au khôl. Selima, qui avait du sang soudanais, s'occupait de ma coiffure. Elle divisait mes cheveux par petits carrés, elle les tressait avec du fil rouge ou avec des perles de couleur. Ou bien elle les lavait avec du savon de coco pour les rendre plus secs et gonflés qu'une crinière de lion. Elle me disait que ce que j'avais de mieux, c'étaient mon front et mes sourcils merveilleusement longs et arqués, et mes yeux en amande. Peut-être qu'elle me disait cela parce que je lui ressemblais.

Tagadirt dessinait mes mains avec du henné, ou bien elle traçait sur mon front et sur mes joues les mêmes signes qu'elle portait, en utilisant un brin de paille trempé dans du noir de lampe. Elle m'apprenait à jouer de la darbouka, en dansant au milieu de sa chambre. Quand elles entendaient le bruit des petits tambours, les autres femmes arrivaient, et je dansais pour elles, pieds nus sur le carrelage, en tournant sur moi-même jusqu'au vertige.

C'était à ces enfantillages que je passais la plus grande partie de l'après-midi. Le soir, les princesses me congédiaient pour recevoir leurs visites, ou bien j'allais dans la chambre de celles qui sortaient en auto. Mme Jamila me débarbouillait avec un coin de serviette mouillé: «Qu'est-ce qu'elles t'ont encore fait! Elles sont folles.» Avec mes cheveux hérissés, le khôl qui avait coulé et le rouge à lèvres qui débordait, je devais ressembler à une poupée ratée, et Mme Jamila ne pouvait pas s'empêcher de rire de moi. Je m'endormais bercée par le tourbillon des souvenirs de ces journées si longues, si longues que je ne parvenais plus à me souvenir comment elles avaient commencé.

Celle qui avait ma préférence, c'était Houriya. C'était la plus jeune, la dernière venue au fondouk. Elle était arrivée juste quelques jours avant moi. Elle venait d'un village berbère éloigné, du Sud. Elle avait été mariée à un homme riche de Tanger qui la battait et la prenait de force. Un jour, elle avait préparé une petite valise, et elle s'était sauvée. C'est Tagadirt qui l'avait ramassée dans une rue près de la gare et l'avait ramenée ici, pour qu'elle puisse se cacher et échapper aux envoyés de son mari. Mme Jamila se méfiait. Elle avait dit oui, mais à condition que Houriya s'en aille dès que le danger serait passé. Elle ne voulait pas d'ennuis avec la police.

Houriya était petite et mince, elle avait presque l'air d'une enfant. Nous sommes vite devenues amies, et elle m'emmenait partout avec elle, même le soir dans les restaurants et les boîtes. Elle me présentait à ses amis comme sa petite sœur. «C'est Oukhti, ma sœur. N'est-ce pas qu'elle me ressemble?»

Elle avait un joli visage régulier, des sourcils bien dessinés et les plus beaux yeux verts que j'aie jamais vus. Je ne lui posais pas de questions sur sa façon de gagner de l'argent. Je pensais qu'elle recevait des cadeaux parce qu'elle savait danser et chanter, parce qu'elle était jolie. Je n'avais aucune idée de ce que c'était qu'un métier, de ce qui était bien et de ce qui était mal. Je vivais comme un petit animal domestique, je trouvais bien ce qui me flattait et me caressait, et mal tout ce qui était dangereux et me faisait peur, comme Abel qui me regardait comme s'il voulait me manger, ou Zohra qui me faisait rechercher par la police en racontant que j'avais volé sa belle-mère.

Ce qui me faisait le plus peur, c'était la solitude. Quelquefois, dans mon sommeil, je revivais ce qui s'était passé il y a très longtemps, quand on m'avait volée. Je voyais la lumière sur une rue très blanche, j'entendais le cri féroce de l'oiseau noir. Ou bien j'entendais le bruit de l'os qui craquait dans ma tête quand le camion m'avait cognée.

Alors je me glissais dans le lit de Houriya, et je me serrais très fort contre elle, je m'accrochais à son dos comme si j'allais m'évanouir. C'est elle qui m'a parlé la première fois de mes origines. Quand je lui ai raconté les boucles d'oreilles que Zohra m'avait volées, elle m'a dit qu'elle savait où étaient les gens de ma tribu, les Hilal, les gens du croissant de lune, de l'autre côté des montagnes, au bord d'un grand fleuve asséché. Et moi je rêvais que j'allais là-bas, dans ce village, que j'entrais dans la rue, et au bout de la rue, il y avait ma mère qui m'attendait.