« Qui a crié pour m’avertir ?
— Moi, dit la femme.
— Vous connaissez mon nom ?
— Qui ne connaissait pas le vainqueur de la course stellaire, autrefois ?
— Venez.
— Où cela ?
— Chez moi d’abord, déjeuner ensuite.
— Je suis chanteuse, capitaine, pas autre chose. »
Il rougit légèrement.
« Je ne fais pas payer mon aide, mademoiselle. Mais si vous avez un miroir, regardez votre visage, et vous verrez qu’un peu de toilette ne vous ferait pas de mal.
— Excusez-moi, je m’étais méprise. Mais dans ce cas, je préfère utiliser ma loge. Voulez-vous m’attendre, ou préférez-vous venir avec moi ? Si toutefois vous persistez dans votre désir de m’offrir à déjeuner ? »
Il la suivit dans la taverne, traversa à sa suite une vaste salle basse et sombre, vide à cette heure. Le patron, gros homme âgé, s’avança vers lui.
« Merci, mon capitaine, d’avoir tiré Elda des mains de ces brutes.
— C’est votre fille ?
— Non, une amie de ma fille. Elle travaille ici comme chanteuse. Oh ! elle chante très bien. Et sérieuse, avec ça. Elle pourrait gagner beaucoup d’argent si elle voulait, avec tous ces richards qui viennent s’encanailler ici, comme ils disent ! »
L’homme se fit confidentiel.
« Si quelqu’un vous gêne, mon capitaine, je puis trouver un homme qui, pour pas cher …
— Non, merci !
— À votre service ! »
La jeune femme le fit asseoir dans une petite pièce, passa dans sa loge, disant :
« Dix minutes, et je reviens. »
Il attendit, regardant un chromo de la bataille d’Antarès III, qui ornait un mur.
« Me voilà ! »
Il se retourna, resta pantois. Elle était transformée. Sa peau était claire, dorée, ses cheveux d’un blond roux.
« La comtesse Iria !
— Vous ne me trahirez pas, Holroy ? Il n’y a que vous et ce brave homme de tavernier qui connaissiez ma véritable identité.
— N’ayez aucune crainte. Mais lui …
— J’ai rendu à sa fille, autrefois, le service que vous venez de me rendre. Il ne l’a jamais oublié, et se ferait tuer plutôt que de parler.
— La comtesse Iria !
— Oui, le rêve inaccessible, comme m’appelaient les jeunes officiers de votre Garde, comme vous m’avez sans doute appelée vous-même. Accessible, je l’ai été, de force, pendant ces jours maudits !
— Ne craignez-vous pas d’être reconnue, si vous sortez ainsi ?
— C’est pour vous que j’ai repris mon aspect, pour quelques minutes. Un peu de rapicolor sur mes cheveux, un maquillage sur ma peau, et je serai redevenue telle que vous m’avez trouvée. Assez jolie pour une chanteuse de bar louche, pas assez pour valoir la peine d’un enlèvement.
— Pourtant, ces soldats ?
— Les accidents arrivent. Ce n’aurait été que la deuxième fois. Allons, je vous fais perdre votre temps. Je vais me préparer. Mais je voulais savoir si vous vous souveniez de moi !
— Vous n’avez pas changé !
— J’avais vingt ans alors, j’en ai deux cents maintenant ! Tenez-vous à me conduire dans un restaurant ? L’oncle David peut nous faire un excellent repas ici-même.
— Comme vous voudrez. »
Le repas, servi dans une petite pièce aveugle, fut le meilleur que Tinkar eût fait depuis longtemps, depuis qu’il avait quitté le Tilsin : viandes savoureuses et bien préparées, légumes frais, fruits impeccables. Il s’en étonna.
« Oh ! ce n’est pas surprenant. La taverne de l’oncle David est fréquentée à la fois par la lie de la population et par ceux qui se considèrent comme l’élite, bien qu’ils ne vaillent guère mieux que les autres. Nos nouveaux nobles ont de l’argent. Oncle David leur en prend une partie.
— Oncle David ?
— C’est ainsi qu’il aime que je l’appelle. Je ne répondrais pas de son passé, ni même de son présent, mais envers moi il est parfait. J’ai “sauvé sa petite Thésa de la honte”, comme il dit. Il m’a recueillie, après que …
— Ce fut un terrible choc pour vous.
— Oui. En quelques mois, passer du sommet de la société à sa base, voir sa famille assassinée, ses amis morts ou disparus …
— Comment Caron a-t-il toléré cela ?
— Je ne parle pas de la première révolution ! Ma famille y perdit des plumes, bien sûr, comme tout le monde, mais c’était supportable. Caron était mon cousin, et nous a protégés. Nous étions d’ailleurs une des rares familles nobles qui ne fût pas trop détestée par le peuple. Non, c’est après. Après la prise du pouvoir par cette bande de canailles qui nous gouverne, et que vous servez !
— Que voulez-vous que je fasse ? Que je rétablisse l’Empire à moi tout seul ? Quand je suis rentré de mission, il y a presque six mois, j’ai trouvé la situation telle qu’elle est. J’ignorais tout sur tout ! On m’a proposé ce poste d’officier instructeur. Qu’aurais-je dû faire ? Tirer un fulgurateur que je ne possédais plus et me faire massacrer ? Je n’ai pas l’intention de servir ce pouvoir jusqu’à ma mort, comtesse !
— Laissez tomber ce titre désuet, Tinkar. Je ne suis plus qu’Elda la chanteuse. Je finirai, par lassitude, par épouser n’importe quel homme du peuple qui ne sera pas trop sale et par élever de petits esclaves. Que puis-je faire d’autre, moi aussi ? »
Une larme roula lentement sur sa joue.
« Ah ! si je pouvais partir, émigrer ! Il doit bien y avoir quelque part des planètes où la vie n’est pas aussi abjecte. Mais il n’y a plus d’astronefs de commerce et mon yacht, mon Diamant, gît quelque part, éventré, je ne sais où. Plus jamais je n’aurai la joie de piloter, c’est fini ! Vous au moins, de temps en temps …
— Oui, avec deux policiers pour m’encadrer ! Mais j’avais oublié que vous saviez piloter.
— J’ai même gagné la course Terre-Pluton et retour, catégorie féminine. Évidemment vous, de la Garde, considériez cette épreuve comme puérile ! Ce que vous pouviez être agaçants avec votre supériorité de mâles !
— Vous savez donc piloter, rêva tout haut Tinkar. Sauriez-vous surveiller des hytrons ?
— Je ne l’ai jamais fait, mais … Pourquoi me demandez-vous cela ? Parlez, vite !
— N’ayez pas trop d’espoir. Une idée folle. »
Elle se leva, enfonça ses doigts dans son bras.
« Vous voulez partir ! Voler une astronef ! Ne partez pas sans moi, Holroy ! Je ferai n’importe quoi, je laverai le pont, je …
— Rien de tout cela ! La seule chose est de savoir si vous pourriez surveiller des hytrons. Le Scorpion est toujours prêt au départ à un détail près : le régulateur automatique est enlevé, et entre les mains de la police spéciale. Il faudrait donc être quatre à bord : un pilote, un navigateur, un troisième aux commandes de l’artillerie, et le quatrième aux hytrons, pour compenser manuellement les déviations. Sauriez-vous le faire ?
— Si je me rappelle bien, dans les temps anciens, il y avait toujours un mécanicien à ce poste. Ce n’est pas très difficile, il faut simplement tourner un volant jusqu’à ce que les lampes rouges d’alerte s’éteignent.
— Non, ce n’est pas difficile, mais demande du sang-froid. Si on laisse la déviation augmenter jusqu’à ce que les axes se croisent, vous savez ce qui arrive !
— Je suis prête à le risquer !
— Oui, mais nous, sommes-nous prêts à le risquer ? Il faudrait que je puisse tester vos réflexes, votre temps de réaction. Et vous ne pouvez pénétrer dans le camp, c’est donc impossible. J’en parlerai aux autres, et je vous ferai savoir leur réponse. À bientôt donc, Iria. Puis-je avoir confiance dans votre “oncle David” pour vous transmettre un message ?