« Évidemment, il est dur de penser que cette grande aventure est une aventure collective, que cette immortalité possible de l’espèce ne s’étend pas à l’individu. Étant vivant moi-même, je partage cette tendance de la vie à vouloir continuer. Je pourrais projeter ce désir en une croyance en l’immortalité personnelle. Je ne le fais pas, parce que je ne le peux pas. Je serais malhonnête avec moi-même. Je ne méprise pas ceux qui sont capables de le faire sans se mentir, tels les pèlerins. Je les envie. Et ta foi de barbare, ta croyance ancienne en une sorte de Valhalla des guerriers n’était pas non plus méprisable, tant qu’elle était sincère. Maintenant, tu ne peux plus la maintenir, et tu te trouves seul, face à un Univers immense, aveugle et sourd. Bien sûr, il y a de quoi être effrayé. Nous l’avons tous été, à un moment ou à un autre. Mais être un homme, cela consiste à regarder la réalité en face, même si elle est déplaisante, même si elle est horrible. En es-tu capable ?
— Mais que reste-t-il alors contre le désespoir, si l’Univers est vide de sens ?
— Ton affirmation que tu dois lui en donner un !
— Et que faites-vous quand cette foi vacille ? Car il doit bien exister des moments où elle vacille ! »
Le teknor se leva, marcha lentement vers un des écrans. Le Tilsin était immobile dans l’espace, à quelque distance d’une nébuleuse gazeuse qui étirait son écharpe légère sur un fond d’astres. Partout, dans tous les sens, le cosmos s’étendait, noir abîme que trouaient misérablement les étoiles.
« Ce que je fais ? Je me plante face à l’Univers et, sans me faire la moindre illusion sur la portée de mon geste, je le regarde en face et je crache sur lui ! »
« Nous allons émerger, Tinkar ! Viens-tu ?
— Où cela ?
— Chez Tan. Il a repéré une supernova qui vient juste d’exploser et nous allons nous arrêter à bonne distance. Nos astronomes veulent faire quelques observations. C’est rare, une supernova, tu sais !
— Soit. J’arrive dans dix minutes. »
Le visage d’Anaena disparut de l’écran. Il se laissa retomber sur son divan, prit son verre, but. Il buvait beaucoup, ces temps-ci, sans jamais être ivre. Trois mois déjà, depuis son retour.
Il les avait vécus comme dans un rêve, seul ou presque. Une fois les heures d’instruction militaire finies, il se retirait dans son appartement, lisait, méditait, buvait et dormait. Au début, ses compagnons terrestres étaient venus le visiter. Les deux hommes s’acclimataient facilement. Iria, après des débuts orageux, était parfaitement à l’aise dans cette civilisation nouvelle. Le choc qu’elle avait reçu lors de la révolution paraissait avoir en même temps tranché toutes ses racines. Sourdement, il l’enviait.
« Il est vrai que les Stelléens ont changé de conduite, pensa-t-il. En somme, j’ai frayé la route. »
Anaena essayait de le distraire par tous les moyens, mais sa présence même lui rappelait trop le passé, et il la fuyait. Elle en souffrait, et lui-même en était malheureux. Il jouissait de ce malheur, comme d’une punition envoyée par il ne savait qui ou quoi, pour une faute à demi oubliée. Parfois Tan venait le voir (ou le convoquait), essayant de l’arracher à son humeur sombre, puis, découragé, repartait.
« Il guérira sans doute, dit-il une fois à sa nièce. Il ne peut se pardonner la mort d’Iolia, dont il se considère comme responsable, ni celle de tous les Stelléens tués lors du combat. Je le comprends, il en est de même pour moi, avec cette différence que nous supportons tous cette culpabilité, et que, partagée, elle est plus légère.
— Crois-tu … ?
— Qu’il t’aimera jamais ? Il n’a jamais aimé que toi. Pour sa femme, il a eu beaucoup d’affection et de tendresse, mais je doute qu’il l’ait réellement aimée. Il le sait, ou le sent, et cela ajoute à son remords. Mais il est jeune, et finira pas oublier. Prends patience, tu es encore plus jeune, vous avez l’avenir.
— J’aimerais tant te croire !
— Ma petite Ana épousant un Planétaire ? On aura tout vu sur le Tilsin ! dit-il en souriant.
— Mais que faire ? Il est si malheureux !
— Rien. Il guérira de lui-même, ou ne guérira jamais. Mais je crois que tu peux espérer. »
Tinkar se leva lourdement, passa la main sur ses courts cheveux, haussa les épaules. Une supernova. Après tout, pourquoi ne pas la voir ? Un temps avait été, voilà si longtemps, où cette catastrophe stellaire l’eût passionné. Maintenant …
« Nous t’avons attendu pour émerger », dit le teknor.
Il donna un ordre. Les écrans de vision perdirent leur couleur grise. Tous, muets, béèrent. Une face de feu les regardait, une face humaine, gigantesque, suspendue dans l’abîme. Sous la chevelure flottant dans le vent cosmique, le front haut dominait des yeux d’ombre, et une grande barbe s’étalait largement, ondoyante.
« Qu’est-ce … qu’est-ce que c’est ? balbutia Anaena en se serrant contre Tinkar.
— La supernova, dit calmement le teknor. Mais j’avoue que je ne m’attendais pas à cela. »
Il modifia le réglage, la face grossit, sembla se précipiter vers le Tilsin, perdant en même temps de sa netteté, puis ce fut fini : il n’y eut plus qu’un bouillonnement de gaz entourant ce qui avait été une étoile.
L’écran du communicateur s’alluma, Holonas apparut, radieux.
« Le signe, Tan ! Le signe ! J’aurai assez vécu pour le voir ! Dieu a pardonné aux hommes ! »
Tan hésita un instant. Devait-il désillusionner le vieux pèlerin, ou lui laisser sa foi consolante ? Mais, étant bons astronomes, ils s’en apercevraient bientôt de toute façon.
« As-tu essayé de grossir la vue, Holonas ?
— Pour qui nous prends-tu ? Des enfants ? Bien sûr, c’est la supernova. Mais, dis-moi, quelles étaient les chances pour qu’elle prenne l’aspect, vue de loin, d’une face surhumaine ? Et juste au moment où nous sommes là pour voir ? C’est le signe, je te dis, le signe que nous attendions ! Béni soit le Seigneur ! »
L’écran s’éteignit.
« Eh bien, dit doucement le teknor, le pèlerinage est fini. Nos amis vont redevenir des hommes comme les autres. Je me demande s’ils seront plus heureux, une fois l’exaltation passée. J’ai peur que ce ne soit le début de leur vraie tragédie. »
Tinkar détourna le visage pour cacher une larme. Iolia aurait été si heureuse, elle aussi. Et par sa faute … Il se mordit la lèvre, et partit.
ÉPILOGUE
Tinkar se glissa dans le sas, revêtu de son scaphandre. Nul ne l’avait vu. Lentement, le bourdonnement des pompes décrût, le sas était vide. Il ouvrit la porte extérieure, et passa sur la coque.
Elle brillait sous la lumière de la supernova, lointaine maintenant, et qui n’était plus qu’une boule effilochée d’où toute ressemblance humaine avait disparu. Il fit quelques pas, arriva à une sorte de rail bas qui courait à l’infini sur le métal : un des cent cinquante-deux limiteurs de surface. Il s’assit sur lui. Quand, dans une heure, observations finies, le Tilsin passerait dans l’hyperespace, tout ce qui était au-dessous du niveau des rails disparaîtrait. Ce qui était au-dessus resterait dans l’espace normal. Y compris Tinkar — sauf ses pieds.
« Ce sera vite fait », pensa-t-il.
Il avait songé à sauter dans le vide, mais le souvenir de sa première chute l’en avait empêché. Inutile de prolonger une agonie. Maintenant, il avait une heure — non, cinquante-neuf minutes — pour méditer sur l’éternité.