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Roy Lewis

Pourquoi j'ai mangé mon père

Roman traduit de l'anglais par Vercors et Rita Barisse
Titre originaclass="underline" The Evolution Man
Publié pour la première fois par Hutchinson en 1960 sous le titre What we Did to Father

PRÉFACE

Lorsque mon vieil ami Théodore Monod, que tout le monde a vu au petit écran traversant le désert (à quatre-vingt-sept ans), géologue, zoologue, ich tyologiste, entomologiste, anthropologue, paléontologiste, ethnologue, que sais-je encore, membre de l'Institut, bref, quand cet homme de science imposant, m'ayant mis ce livre dans les mains et voulant m'en citer des passages, ne put y parvenir tant il s'étranglait de rire, je regardai, inquiet, ce visage qu 'il a austère, même ascétique et me demandai si…

Mais non. Il avait toute sa raison. Du reste, il se reprit bientôt pour me dire: «Je ris, et tu riras, c'est le livre le plus drôle de toutes ces années, mais ce n 'en est pas moins l'ouvrage le plus documenté sur l'homme à ses origines. Et si je t'en parle, c'est qu'il est fait pour toi, tu devrais le traduire, il prolonge ton livre Les Animaux dénaturés, commence où le tien s'achève, et presque sur les mêmes mots. Ce sont tes "Tropis" en action, ces hommes encore à demi singes parvenus au point critique de l'évolution, sur le seuil de l'humain, et s'efforçant de le franchir. Efforts contés ici avec le plus haut comique, mais pathétiques aussi quand on songe au dénuement de ces êtres nus et fragiles, face à une nature hostile et sous la griffe d'une foule d'animaux prédateurs. Un maître livre. Tu dois le lire.»

Il dit, je fis ce qu'il me demandait, et m'étranglai de rire autant que lui. A l'étonnement de mon épouse, qui ne m'avait plus vu rire à ce point depuis les temps lointains de Chariot et de Buster Keaton. Mais c'est vrai qu'après tout c'est le même comique, celui des pauvres gens aux prises avec l'adversité et qui la contrebattent comme ils peuvent. Le comique aussi de voir ces ébauches d'hommes, dès leurs premiers pas hors de l'animalité, se partager déjà entre gauche et droite, entre progressistes et réactionnaires, entre ceux qui refusent de subir plus longtemps la tyrannie de la «marâtre nature», se dressent contre elle et inventent l'outil, le feu; et ceux qui, réprouvant ces nouveautés qui les effraient, proscrivent cette rébellion et veulent à tout prix revenir, au sein de la nature, à la vie bien tranquille des singes arboricoles. Tous personnages, ici, plus chaplinesques les uns que les autres: Edouard, le père à l'esprit fertile, trop fertile pour la quiétude des siens, féru d'hominisation et qui, à regarder son fils Ernest un peu lent à pousser sa mutation, soupire consterné: «Quand je te vois, je doute si nous sommes seulement sortis du miocène…» L'oncle Vania, le vieux réac impénitent, qui déboule régulièrement des arbres pour enjoindre à Edouard, son frère trop inventif, d'y remonter avec la famille avant quelque désastre (sans toutefois refuser, à l'occasion, une côte de phacochère délicieusement grillée sur ce feu qu'il condamne). La mère, Edwige, qui veille à la cuisine et à l'économie: «Si vous ne finissez pas cet éléphant, il va devenir immangeable.» Et combien d'autres personnages pithécoïdes et réjouissants.

L'idée de ce livre, au dire du préfacier de l'édition anglaise, serait venue à Roy Lewis – encore en ce temps-là pas plus écrivain qu'anthropologue -, lors de sa rencontre en Afrique avec Louis Leakey, grand découvreur de crânes d'anthropopithèques. Il lui avait demandé comment traduire certaines gravures rupestres; et le savant, faute d'un langage approprié, avait dansé devant lui son interprétation. Ainsi Lewis avait-il pressenti la richesse comique que pouvait receler la vie de ces êtres hybrides, s'efforçant de passer de l'espèce, encore stupide, de l'Homo erectus à celle, encore muette, de l’Homo faber, puis à celle du sapiens ou plutôt; en cet instant, de faber-sapiens dont les individus, s'ils savent déjà faire, ne savent pas ce qu'ils font, tel l'industrieux Edouard voulant domestiquer le feu et embrasant toute la forêt – allusion transparente à l'atome et à la bombe d'Hiroshima. Semblant ainsi donner raison à l'oncle Vania et à ses avertissements catastrophiques. Est-ce là aussi la pensée de l'auteur? Approuverait-il Vania d'avoir vainement voulu un retour à la vie arboricole, à son ignorance inoffensive? Il ne se prononce pas. Mais je gage que c'est là encore une forme d'humour; et je doute fort que son suffrage, avec le mien, n'aille pas à ces hommes fiers d'être des hommes, comme l'infatigable Edouard que ne rebutent ni les échecs ni les revers ni les conséquences désastreuses; et qui, dès la plus petite découverte, la plus petite conquête sur la nature, s'exclame comme un leitmotiv: «Les possibilités sont prodigieuses!» A croire qu'il pressent déjà qu'un jour, ajoutées l'une à l'autre, ces possibilités le mèneront sur la Lune:

VERCORS

1

A présent nous étions sûrs de nous en tirer. Oui, même si elle descendait encore plus au sud, cette grande calotte de glace, serait-ce jusqu'en Afrique. Et quand la bourrasque soufflait du nord, nous empilions tout ce que nous avions de broussaille et de troncs brisés, et flambe le bûcher! Il en ronflait et rugissait.

La grande affaire, c'était de se fournir en combustible. Une bonne arête de silex vous taillera en travers une branche de cèdre de quatre pouces en moins de dix minutes, encore faut-il avoir la branche. Heureusement, les éléphants et les mammouths nous gardaient au chaud: c'était leur bienheureuse habitude d'éprouver la force de leurs trompes et de leurs défenses à déraciner les arbres. Plus encore le vieil Elephas antiquus que le modèle récent, parce qu'il trimait dur à évoluer, le pauvre, et rien ne soucie plus un animal en évolution que la façon dont ses dents progressent. Les mammouths, eux, en ces jours-là, se considéraient comme à peu près parfaits. S'ils arrachaient des arbres, c'était quand ils étaient furieux ou voulaient épater les femelles. A la saison des amours, il suffisait de suivre les troupeaux pour se fournir en bois de chauffage. Mais, la saison passée, une pierre bien envoyée derrière le creux de l'oreille faisait souvent l'affaire, pour un bon mois. J'ai même vu ce truc-là réussir avec les grands mastodontes, mais après c'était le diable de traîner chez soi un baobab. Oh! ça brûle bien. Mais ça vous tient à distance de trente mètres. L'excès en tout est un défaut.

Dès que les glaces du Kilimandjaro et du Ruwenzori descendaient au-dessous du niveau des trois mille, nous gardions en vie à demeure une bonne flambée. C'est qu'il faisait frisquet! Alors les étincelles volaient jusqu'aux étoiles par ces froides nuits d'hiver, le bois sec crépitait, et le bois vert sifflait, et notre feu était un vrai fanal pour toute la vallée de la Crevasse.

Quand la terre en était à geler ou presque, ou bien quand une pluie frissonnante et sans fin faisait craquer dans la douleur nos articulations, c'était alors que nous voyions arriver l'oncle Vania. A la faveur d'une accalmie dans la rumeur constante de la jungle, sa venue s'annonçait d'abord par un effervescent frou-frou à la cime des arbres, ponctué de craquements sinistres, ceux des branches surchargées, accompagné de jurons en sourdine, et parfois, quand l'oncle tombait pour de bon, d'une clameur rageuse affranchie de toute inhibition.

Enfin, dans la lumière du feu, sa silhouette massive apparaissait en chaloupant sur les jambes trop courtes. Ses deux longs bras frôlaient le sol, sa tête était enfoncée dans ses épaules épaisses et velues, ses yeux étaient injectés de sang, et il retroussait ses lèvres dans un effort constant pour bien dégager les canines. Quand j'étais petit garçon, son expression me terrifiait. En fait, elle ressemblait plutôt au sourire figé de l'homme qui s'ennuie à mort dans un pique-nique. Et plus tard, derrière ses manières excentriques – dont il était, au vrai, la première victime -, je découvris un être plein de gentillesse, toujours prêt à récompenser d'une figue ou de fraises sauvages le gosse auquel il se flattait d'en avoir imposé avec son apparence féroce.