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— Je n’ai rien à prouver. Juste envie de m’amuser un peu. Et d’ailleurs, nous ne sommes pas encore qualifiés pour le tournoi télévisé. Les éliminatoires ont lieu la semaine prochaine.

— “Tournoi”, ça fait macho moyenâgeux. Du genre armure, lances et cliquetis. Sport, au mieux. Tu joues en quelle position : avant-centre ? arrière ?

— En fait, je suis premier remplaçant.

— Techniquement, tu n’es pas dans l’équipe alors.

— Euh… non.

— Fais appel à moi s’il faut aller casser les doigts des concurrents pour qu’ils ne puissent plus appuyer sur le bouton. »

Nous sommes dehors, en haut de l’escalier, et la nuit tombe : du musée, on voyait déjà les fenêtres s’obscurcir.

« Contente de ce moment passé ensemble, dit-elle. Comment t’appelles-tu déjà ?

— Brian. Brian Jackson. Je te raccompagne jusque chez toi ?

— Je connais le chemin : j’y vis, tu te souviens ? À un de ces jours, Jackson. »

Elle commence à descendre puis s’arrête et se tourne vers moi : « Au fait, Jackson, libre à toi d’étudier ce qui te chante, bien sûr. L’analyse critique, la compréhension des textes, ou toute autre activité littéraire sont fondamentales dans une société qui se respecte. Pourquoi crois-tu que ce sont les livres que les fascistes brûlent en premier ? Tu devrais apprendre à défendre tes idées avec plus de pugnacité. »

Elle se détourne, dévale les marches et disparaît dans la nuit.

11

QUESTION : Quel mot allemand, passé dans d’autres langues, décrit-il le plaisir obtenu aux dépens de l’infortune d’autrui ?

RÉPONSE : Schadenfreude.

Finalement, je l’ai eue, ma chance. Le gros Colin Pagett a contracté une hépatite.

Je l’ai su au milieu d’un cours sur les Ballades lyriques de Coleridge et Wordsworth. Le professeur Oliver parle depuis un certain temps maintenant, et j’essaie de me concentrer – je le dois –, mais j’ai du mal à m’ôter de la tête qu’une ballade lyrique n’est pas la chanson de Kate Bush, « The Man With the Child in His Eyes ». C’est ça mon problème, avec les romantiques : ils ne le sont pas assez. On s’imagine des poèmes d’amour qu’on pourra pomper pour les cartes de Saint-Valentin, mais, en général, ils ne parlent que de lacs, d’urnes et de ramasseurs de sangsues.

D’après ce que j’ai compris du cours d’Oliver, les préoccupations des romantiques sont : 1) la nature ; 2) les relations de l’homme avec la nature ; 3) la vérité ; 4) la beauté. Moi, en revanche, je tends à réagir plus vivement à l’exploration des thèmes suivants : a) comme tu es belle ; b) je suis fou de toi : s’il te plaît, sors avec moi ; c) sortir avec toi est vraiment génial ; d) pourquoi tu ne veux plus me voir ? C’est le traitement à la fois sensible et profond de ces sujets qui fait des poèmes de Shakespeare et de Donne ce que le canon littéraire anglais a de plus émouvant et de plus lyrique. Je me vois déjà intituler ma prochaine et éclairante dissertation « Vers une redéfinition de la ballade sentimentale – une étude comparative du lyrisme chez Coleridge et Donne », ou quelque chose dans ce goût-là, quand Alice Harbinson passe son ravissant visage dans l’entrebâillement de la porte.

Tout le monde lève la tête, ce qui est normal, mais elle semble pointer le doigt dans ma direction tout en articulant silencieusement quelques mots. Je pose mon index contre ma poitrine. Moi ? Elle hoche vigoureusement la tête, se baisse et écrit quelque chose sur une feuille A4 qu’elle presse contre le verre.

Brian, j’ai besoin de toi. C’est urgent, lis-je.

Pour quoi faire ? L’amour ? Peu probable, mais de toute façon, je n’ai d’autre choix que d’y aller ; aussi discrètement que possible, je rassemble mes affaires et, courbé en deux, file vers la porte. M. Oliver me regarde, mais pas seulement lui, tout l’amphi. « Désolé : un rendez-vous chez le médecin », dis-je à mon prof, la main crispée sur la poitrine comme si j’allais mourir. Il s’en fiche, à l’évidence, car il continue son cours comme si de rien n’était. Je rejoins dans le couloir une Alice rouge, suante, essoufflée et suave.

« Pardon de te déranger… pardon… pardon, halète-t-elle.

— Ça ne fait rien. Que se passe-t-il ?

— On a besoin de toi. Pour les éliminatoires de cet après-midi.

— Mais Patrick m’a dit de ne pas venir…

— Colin est malade. Il a une hépatite.

— Non ! Tu plaisantes ! » Tout juste si je ne boxe pas l’air d’allégresse. Pourtant j’aime bien Colin et je suis sincèrement inquiet pour lui. Je prends l’air attristé.

« C’est grave ?

— Pas trop. C’est la A, la moins sérieuse. Il est jaune citron paraît-il, mais il s’en remettra. Tu fais donc partie de l’équipe. Hourrah ! » Bras levés, nous nous livrons à une petite danse de Sioux victorieuse mais discrète – rien d’indécent – avant de partir en courant pour la corpo.

Il y a des moments où l’œuvre de l’homme semble atteindre à un sublime qui repousse les limites de ce qu’il peut accomplir – les sculptures du Bernin et de Michel-Ange par exemple, les tragédies de Shakespeare ou les quatuors à cordes de Beethoven. Cet après-midi, dans la cafétéria déserte, pour quelque raison qui défie la raison – le destin, la chance, la main invisible de Dieu ou un état de grâce –, j’ai l’impression de tout savoir.

« Si l’adénine s’apparie avec la thymine, la cytosine s’apparie alors avec… »

Je le sais : « La guanine. »

« Quel est le nom complet de l’organisation qui attribue les oscars ? »

Je le sais : « AMPAS : Academy of Motion Picture Arts and Sciences (Académie des arts et sciences du cinéma).

— Exact. La rousserolle des roseaux, le bec-fin, le bruant des marais, le pouillot siffleur appartiennent à la famille des sylviidés, plus connue sous le nom de… »

Je le sais : « Fauvettes.

— Exact. De quelle chanteuse canadienne Roberta Joan Anderson est-il le vrai nom ? »

Je le sais : « Joni Mitchell.

— Exact. »

L’University Challenge nous a envoyé l’un de ses chercheurs prénommé Julian : environ vingt-cinq ans, sympathique, voix douce, pull en V et cravate ; la doublure de Bamber Gascoigne, en fait. Il nous soumet à un quiz format classique – quarante questions en quinze minutes, pas de question initiale à dix points, concertation permise – pour voir si nous sommes dignes de participer au jeu-concours télévisé. Et nous le sommes. Oh oui, à l’évidence. Je dirais même que nous mettons le feu à la baraque.

« Quel personnage du XIIe siècle, épouse d’un roi de France, puis d’Angleterre, fut l’inspiratrice de nombre de poèmes du troubadour Bernard de Ventadour ?

— Aliénor d’Aquitaine, dis-je tout bas.

— Attends ! Minute ! s’écrie Patrick, c’est au capitaine de répondre, tu permets. Brian, comment sais-tu ça ? »

Je le sais pour avoir vu, un dimanche à la télé, un navet historique où Katharine Hepburn jouait l’Aliénor en question, mais cela ne regarde pas Patrick. Les yeux écarquillés d’innocence, je lui dis calmement : « Je le sais… c’est tout », comme si l’étendue surnaturelle, terrifiante de ma culture était une énigme même pour moi. Patrick, sceptique, cherche une confirmation auprès de Lucy Chang, qui hausse les épaules – elle ne sait pas. « Aliénor d’Aquitaine ? répond, ou plutôt demande Patrick.