« Je suis sûr que Nicky est fantastique », dis-je avec entrain. Nicky hausse les épaules, pose son balai, récupère ses ciseaux et s’apprête à s’occuper de moi.
Ils m’apportent un vrai café dans un mug où est plongée une résistance, et Nicky et moi avons ce que nous appellerons une consultation. Pas commode pour moi, car je manque de vocabulaire dans le domaine pileux. J’avais songé à apporter une photo, mais me pointer avec une aide visuelle représentant Bowie, ou Sting, ou Harrison Ford était le plus sûr moyen de me faire rire au nez.
« Vous voulez quoi, au juste ? La coupe habituelle ?
— C’est quoi, la coupe habituelle ?
— Dégagé derrière et au-dessus des oreilles. »
Non, ça ne peut pas être bien, ça. Démodé.
« En fait, je pensais plutôt garder de la longueur au sommet de la tête, avec un semblant de raie à gauche, les cheveux coiffés en arrière et courts sur les côtés et derrière.
— Rasés sur la nuque ?
— Un peu.
— Comme dans Retour à Brideshead ?
— Non ! dis-je en signifiant oui. (Je ris.)
— Comme quoi alors ? »
Sois cool. Je me racle la gorge.
« Parce que ce que vous venez de décrire, c’est une coupe dégagée derrière et au-dessus des oreilles.
— Ah bon… Alors on fait ça.
— Je les lave avant ? » Il soulève une mèche entre deux doigts avec l’air écœuré de quelqu’un qui ramasse un Kleenex usagé.
Ça va être plus cher… « Non, non, non. Inutile, dis-je.
— Vous êtes étudiant ?
— Oui.
— Je m’en doutais. »
Il s’y met. Le jeune Nick joue plutôt adroitement des ciseaux, compte tenu du fait qu’il manie pour la première fois un outil qui n’est pas celui en plastique, avec bouts arrondis du jardin d’enfants. Il taille dans la masse avec un semblant d’enthousiasme, tandis que je fais semblant de lire The Face en comprenant ce que je lis sans m’inquiéter pour mes cheveux. Oh non, je ne m’inquiète pas le moins du monde, même si Nick est apprenti. Apprenti quoi, d’ailleurs : Plombier ? Électricien ? Tourneur sur métaux ? Je fixe un article sur le skateboard sans comprendre le texte ; je choisis alors de regarder les images de la mode homme. Les mannequins tous minces, androgynes et topless affichent une langueur postcoïtale et me regardent tous d’un air sarcastique, comme s’ils se réjouissaient de ce que Nick est en train de faire à ma tête – hou là, attention, il a sorti le rasoir et me tond la nuque. Apprenti berger ? Je lève les yeux de The Face et jette un coup d’œil dans la glace. Bizarrement, ça va. J’ai l’air frais et propre. C’est probablement la coupe de cheveux de ma vie, celle dont j’ai toujours rêvé. Pardon, pauvre Nicky, d’avoir douté de toi…
Sauf qu’il continue à tondre. Ça m’évoque le lycée, quand le prof de dessin vous dit : « Stop. Si vous continuez, vous allez tout gâcher. » C’est exactement ce que fait Nicky : il gâche. Il m’ôte de grandes bandes au-dessus des oreilles, il remonte si haut que ce qu’il me reste en haut du crâne ressemble à une houppe postiche. Apprenti tondeur de gazon ? Apprenti boucher ? J’ai envie de me baisser pour débrancher la prise mais comment faire ? Je continue à regarder fixement, stupidement The Face – quelque chose à propos de smurf dans les centres commerciaux de Basingstoke – en attendant que le bourdonnement de la tondeuse s’arrête.
Il s’arrête.
« Gel ou cire ? » demande-t-il.
Bon sang, je n’en sais rien. Un mélange des deux, on ne peut pas ? Comme je n’ai jamais utilisé de cire, c’est ce que je choisis. Il ouvre une petite boîte du genre cirage, frotte une noisette de gras sur sa paume et passe ses doigts dans ce qui me reste de cheveux.
Il est clair que nous sommes loin, très loin de Brideshead là. Je ressemble à un photomontage de Winston Smith, plus précisément la Joconde à la crête de coq. Je me fais l’effet d’un lapin rasé. J’ai l’air squelettique, hagard, poitrinaire et un peu dérangé. Nicky prend un miroir et me montre ma nuque où le rasoir électrique a mis au jour un paysage lunaire de cratères et de bosses dont j’ignorais l’existence. L’un des reliefs, une pustule, saigne un peu.
« Alors ? me demande Nick.
— C’est parfait. »
Maintenant que j’ai massacré mes cheveux, il est temps de trouver un endroit pour notre dîner romantique de ce soir. Personne ne vous apprend jamais à choisir ce genre de lieu, et je n’ai jamais dîné à deux dans un vrai restaurant. Seulement chez des chinois ou des indiens avec Spencer et Tone, où le repas ne se concluait pas sur un cognac et un cigare mais sur un sonore rot de satisfaction de Tone. Je vais donc devoir fonctionner à l’instinct, et non à l’expérience, en respectant toutefois quelques règles générales utiles.
Tout d’abord, pas de restaurant indien, au cas où la situation deviendrait franchement amoureuse : impossible dans cette situation de mettre une main devant la bouche en s’écriant : « Vingt dieux, ce curry Vindaloo me colle le feu aux tripes ! » Ensuite, pas de self-service de galerie marchande ou de grande surface. J’avais une fois invité Janet Parker à déjeuner dans ce genre d’endroit, la cafétéria feutrée du British Home Store de Basildon, et je trouve que ce n’est pas terrible, comme situation. Rapporter son propre repas sur un plateau est périlleux : les serveuses ne sont pas un luxe mais une nécessité. Enfin, éviter le tape-à-l’œil. Impulsivement, j’avais dit à Alice que je l’emmènerais chez Bradley, un bistro plutôt chic, mais je suis allé voir le menu et me suis rendu compte que ce n’était pas dans mes prix ; nous allons donc être obligés de combiner gastronomie et économies. Même en comptant les cinq sacs de Nana Jackson, je n’ai en tout et pour tout que 12 livres pour un dîner pour deux avec vin, entrée, plat principal et un seul dessert avec deux cuillères.
En sillonnant la ville, je me heurte chaque fois à mon image dans les vitrines : ma nouvelle coupe de cheveux me donne un air égaré, transi. La cire coiffante est elle aussi une arnaque. Son usage donne à croire que vous contrôlez votre crinière alors que votre frange vous tombe mollement sur le front comme une mouette mazoutée. Peut-être qu’aux chandelles, ce serait mieux… si le produit n’est pas inflammable.
J’inspecte tous les restaurants un peu pittoresques de la vieille ville et finis par prendre une décision. Ce sera la pizzeria Luigi, qui sert aussi des hamburgers, des travers de porc et de la friture. Il y a des nappes à carreaux sur les tables et des bougies plantées dans des bouteilles à vin, figées dans de grandes giclées de cire solidifiée. Luigi offre les gressins, et chaque table est pourvue d’un énorme moulin à poivre. Je réserve une table pour deux, 20 h 30, au nom de Jackson, auprès d’un type rougeaud aux ongles sales qui pourrait être ou ne pas être le Luigi éponyme avant de regagner mes pénates.
13
QUESTION : Une serge bleue dont le nom vient de « serge de Nîmes » ; la sève sécrétée par l’hévéa du Brésil ; et les filaments du cocon du bombyx. Nommer les trois matières.
RÉPONSE : Denim, caoutchouc et soie.
Je suis censé écrire une dissertation sur l’image de la nature dans les Sonnets sacrés de John Donne. J’ai beau chercher, je n’en trouve aucune. Mes notes au crayon en marge ne m’aident pas : « l’Annonciation ! », « ironie ? », « cf. Freud » et, je ne sais plus pourquoi : « Ici, il renverse les rôles. » Je prends donc De la grammatologie de Derrida. Il m’apparaît qu’il y a six phases dans la pratique de la lecture. La première est le livre d’images ; la deuxième, le livre avec plus d’illustrations que de texte ; la troisième, celui avec plus de texte que d’illustrations ; la quatrième, celui sans illustrations du tout, sauf un plan ou un arbre généalogique, par exemple, mais de nombreux dialogues ; la cinquième, celui avec de longs paragraphes et pratiquement pas de dialogues ; la sixième, celui sans dialogues et sans narration, avec de longs paragraphes, des notes de bas de page, une bibliographie, un appendice et un texte en très petits caractères. De la grammatologie de Derrida fait partie de cette sixième tranche et, intellectuellement parlant, j’en suis encore à quatre ou cinq ans d’âge mental. Je lis la première phrase, feuillette en vain l’ouvrage pour trouver une illustration ou une photo et m’endors.