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— Och, excuse-moi. C’était affectueux, pourtant. Tu préfères que je t’appelle Brian, ou “Bri”, à moins que tu ne préfères “Herr Himmler”…

— Brian fera l’affaire.

— Bon, Brian alors. Passe une bonne soirée, Brian, mais garde la tête froide, Brian. Joue-la décontracté, Brian. Salut, Brian… »

Elle disparaît au bout du couloir.

Je fonce sur la chambre d’Alice, m’attendant à trouver une foule devant la porte. Dieu merci, il n’y a personne, mais j’entends parler à l’intérieur. Je ne colle pas l’oreille contre le panneau, car ce serait mal, mais je m’approche pour mieux entendre. Ce sont des voix féminines. Ouf !

« Il t’emmène dîner où ? demande une fille.

— Au Bradley, je crois, dit Alice.

— Mais c’est un endroit très chic.

— Il est riche, alors ? demande une autre voix.

— Aucune idée. Je ne crois pas », dit Alice.

Je frappe, peu désireux d’en entendre plus. On chuchote, on glousse et on m’ouvre.

Elle porte une robe de soirée gris anthracite à jupe boule et des talons qui, avec le chignon haut qu’elle s’est fait, ajoutent soixante bons centimètres à sa taille habituelle. Elle est aussi plus maquillée que d’habitude et, pour la première fois depuis que je la connais, porte du rouge à lèvres, mais la petite cicatrice est toujours visible. Dans sa tenue, l’élément le plus remarquable est le décolleté. Elle doit porter un soutien-gorge sans bretelles car ses épaules sont nues, et il doit y avoir dans les bonnets un système spécial qui pousse doucement la partie supérieure de son corps hors de la robe, produisant deux demi-globes de chair nue – d’Alice nue – qui, si j’ose dire, regorgent de son bustier de satin. Dans un roman XIXe, on dirait qu’elle a « une poitrine superbe ». De fait, on peut encore le dire aujourd’hui. Alice a une poitrine superbe. Arrête, Brian ! Tu mates.

« Salut, Alice.

— Salut, Brian. »

Derrière elle, Erin la chatte et une autre fille de sa bande me font un petit sourire narquois. Ferme-la, Brian.

« Tu es beau comme un dieu, Brian, raille Erin.

— Merci. On y va, Alice ?

— Allons-y. »

Elle me prend le bras et nous sortons.

14

QUESTION : Constitué d’une chaîne hydrocarbonée plus ou moins longue, avec un groupe carboxylique à l’une de ses extrémités, l’acide oléique qu’on trouve le plus couramment dans la grande distribution fait partie de quel groupe lipidique ?

RÉPONSE : Les acides gras insaturés.

Politiquement parlant, bien sûr, je n’adhère pas au concept de beauté physique. L’idée qu’on manifeste à quelqu’un, homme ou femme, plus d’attention, plus d’affection, plus de respect qu’aux autres, qu’il inspire la popularité ou l’adulation simplement parce qu’un caprice de la génétique et une notion mâle chauvine ont défini arbitrairement la notion de « beauté » me semble mauvaise en soi – inacceptable.

Cela dit, Alice est incontestablement… belle. À la lumière des bougies, elle ressemble à un Georges de La Tour, ou à un Vermeer, à moins que ce ne soit un Watteau. Elle ouvre le menu en se sachant regardée, et pas simplement vue. Quel effet cela fait-il d’être admirée ? Le plaisir qu’on en éprouve doit être complètement passif. Pour moi qui la regarde, c’est davantage une souffrance qu’un plaisir, puisque j’éprouve dans le bas-ventre cet élancement douloureux, sourd, violent qu’on voudrait mais qu’on ne peut contrôler. La tentation est trop forte de rester assis là devant elle juste pour le plaisir de souffrir.

Depuis que je la connais, j’ai vu les gens la dévorer des yeux, comme moi. J’ai observé Patrick le faire en se passant la main dans sa chevelure de celluloïd, sa langue charnue d’astronaute pendue entre les dents. Je vois Luigi le faire tandis qu’il ôte le châle bordeaux des épaules de mon amie et nous montre notre table avant de passer la tête par les portes battantes de la cuisine pour appeler, sous je ne sais quel prétexte, le cuistot et le marmiton. Quel effet cela fait-il d’être elle ? D’être admirée avant même d’avoir ouvert la bouche, d’être désirée deux ou trois cents fois par jour par des gens qui ne savent même pas quel genre de personne vous êtes ?

Quand maman regarde la télé, elle évalue le physique des femmes, actrices ou autres, en disant : « Elle est belle… », ajoutant sur son ton le plus sévèrement moralisateur : « … et elle le sait. » Moi, je ne sais pas si avoir conscience d’être belle est mieux ou pire qu’avoir conscience d’être laide. Je suppose que si être d’une grande beauté physique est un fardeau, ce ne doit pas être le plus lourd à porter.

Au-dessus du menu, dans le rectangle de lumière créé par les bougies, j’entrevois les seins d’Alice – un bombé rose pêche que j’essaie de ne pas regarder pour qu’elle ne se sente pas chosifiée.

« Agréable, n’est-ce pas ? » dit-elle.

Je suppose qu’elle parle du restaurant. « Ça te plaît ? J’espère que ce sera bon. »

Je chuchote, car nous sommes les seuls clients et je ne veux pas offenser Luigi, occupé, au bar couvert de faux lierre en plastique, à lorgner ma compagne tout en maculant de ses mains graisseuses les verres à vin qu’il va nous apporter. Réserver une table ne semblait pas aussi essentiel que je le croyais.

Je mens : « J’ai essayé le Bradley mais c’était complet.

— Ne t’inquiète pas. Ici, c’est parfait.

— Il y a des pizzas, des pâtes et, sur la page d’après, des hamburgers.

— Oui, je vois, dit-elle en décollant une des feuilles de plastique au format A4 qui constituent le menu.

— Ou des travers de porc, des spare ribs si tu préfères. Et il faut que tu prennes aussi une entrée, et tout le tremblement. C’est moi qui invite.

— Ça, on verra plus tard. »

On se concentre sur le menu.

Mon Dieu.

Silence.

Il faut que je dise quelque chose.

Je sors un gressin de son papier et le tartine sur toute sa longueur avec l’un des deux carrés de beurre fournis. « Tu sais, je me suis toujours interrogé sur l’origine de ce mot, “spare ribs”. La côte surnuméraire. Qui a décidé de ce “spare” ? certainement pas le porc. Ce n’est pas lui qui décide s’il a un rab de ce côté-là. Tu le vois dire : “Bon, vous ne pouvez pas prendre ces côtes-ci parce que j’en ai besoin. Mais prenez les autres, parce que je n’en ai pas l’usage. Prenez et mangez, car ceci sont mes côtes en plus.” » Elle me sourit comme si j’étais l’un de ces enfants nécessiteux perchés dans l’arbre, regarde ma main, et je me rends compte que je gesticule depuis un moment avec mon couteau.

Calme-toi.

Arrête de jacter.

Pose ton couteau.

La vérité, c’est que je ne crois plus aux vertus romantiques de cet endroit maintenant que j’ai le loisir de l’examiner. Le plancher est recouvert d’un lino assez sale et recroquevillé sur les bords, quant aux nappes à carreaux elles sont en plastique, qui a le mérite d’être essuyé d’un coup d’éponge. De surcroît, même si Luigi nous a placés au fond, dans un coin romantique, nous sommes assez près des toilettes, ce qui est pratique en un sens, mais baigne l’idylle d’une âpre odeur de Harpic citron. J’ai peur qu’Alice ne commence à se sentir hors de son élément ici – elle donne d’ailleurs des signes d’inconfort, sa jupe bouffante ballonne autour d’elle comme une corolle prête à l’avaler.