» Après coup, je me dis que j’aurais dû être plus gentil avec maman, rester davantage avec elle et tout. Mais je détestais ces soirées au salon quand elle regardait à la télé Dallas, ou autre feuilleton, et fondait soudain en larmes. Pour un garçon de mon âge, le chagrin, tous ces trucs, c’était… gênant. Qu’est-ce que j’étais censé faire avec ça ? Passer mon bras autour de ses épaules ? Dire quelque chose ? Mais que peut dire un garçon de douze ans ? Alors, c’est bizarre et terrible à avouer, mais je me suis mis à lui en vouloir. À l’éviter. J’allais de l’école à la bibliothèque publique, et de la bibliothèque à ma chambre pour faire mes devoirs, dont je n’avais jamais assez pour mon goût. Bon sang, quel petit salaud j’étais…
— En classe, comment se comportaient tes copains avec toi ?
— Correctement. La compassion, ce n’est pas le truc des gosses de douze ans – ça ne l’était pas dans mon école, en tout cas –, et d’ailleurs, je ne suis pas sûr que ce soit nécessaire. Certains ont essayé, mais on voyait bien qu’ils se forçaient. En plus, et c’est là que j’ai réellement honte, il ne s’agissait pas … tu vois… du mort, ni même de ma mère, sa veuve, non, il s’agissait de moi. En d’autres termes, qu’allait-il m’arriver ? Comment tu appelles ça ? Solipsisme ? Solécisme ? Les deux, surtout le second.
» Parce que ça m’a servi à me faire remarquer : les lauriers pour le pauvre orphelin – plein de filles qui ne t’avaient jamais parlé avant commencent à t’offrir une barre de leur Kit Kat et à te frotter le dos. Bien entendu, je me suis aussi fait brimer : “Oliver Twist” et tout le bazar, même pas drôle puisque j’avais encore ma mère. Mon copain Spencer a décidé de veiller sur moi et, bizarrement, ça a marché. Spencer faisait peur, à juste titre, car il peut être très teigneux.
— Tu as une photo de lui ?
— De Spencer ? Oh, tu veux dire de mon père ? Non pas sur moi. Tu crois que je devrais ?
— Pas forcément.
— Mais j’en ai une dans ma chambre. Tu la verras si tu viens. Pas nécessairement ce soir, mais quand tu voudras…
— Tu penses souvent à lui ?
— Sans arrêt. Mais on n’a pas eu tellement le temps de se connaître, tous les deux. Pas en tant qu’adultes, en tout cas.
— Je suis sûre qu’il t’aurait adoré.
— Tu crois ?
— Oui. Pas toi ?
— Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’il m’aurait trouvé un peu bizarre.
— Il aurait été fier de toi.
— Pourquoi ?
— Pour plein de raisons. L’université. Ton brio au sein de l’équipe de quiz, tout, quoi…
— Peut-être. Mais il y a une chose que je sais – ce n’est pas rationnel et ce n’est peut-être même pas la faute de ces gens –, je voudrais rencontrer ses employeurs, ces gens qui se sont fait tout ce fric en le faisant bosser comme un bourricot. Je voudrais les rencontrer pour leur dire qu’ils sont des cons. Excuse ma grossièreté. Je ne sais même pas leur nom, ni ce qu’ils sont devenus – ils sont probablement à la retraite dans une somptueuse villa de l’Algarve, ou ailleurs au soleil, et je ne saurais même pas quoi leur dire si je les rencontrais parce que, au sens strict, ils n’ont rien fait de mal ; ils géraient une affaire en cherchant à faire du profit, et mon père aurait pu partir s’il l’avait vraiment voulu ; il aurait pris sa moto et serait allé se chercher un autre boulot. Il l’aurait d’ailleurs peut-être fait même s’il avait été fleuriste, ou professeur d’école primaire ou je ne sais quoi, mais il l’aurait fait plus jeune. De surcroît, ce n’est pas une négligence criminelle qui l’a tué, ni un coup de grisou, ni un accident de pêche. Il était simplement représentant de commerce, mais ce n’est pas normal de haïr son travail à ce point, et c’est pour ça que moi, je hais ces … prédateurs qui lui ont fait faire ça, jour après jour, sans se soucier de… Bon, tu m’excuses une minute ? Il faut que j’aille aux toilettes. »
16
QUESTION : La glande et le canal du même nom sécrètent un liquide qu’on appelle ?
RÉPONSE : Les larmes.
En fin de compte, c’est une chance d’être assis près des toilettes.
J’y suis depuis quelque temps maintenant. Trop longtemps. Je ne voudrais pas qu’elle pense que j’ai la chiasse ou quoi, mais je ne veux pas non plus qu’elle me voie pleurer. En tant que moyen de séduction, les larmes sont très surfaites. Maintenant, elle sait que je suis un de ces garçons pleurnichards. Sans doute secoue-t-elle la tête de consternation et paye-t-elle l’addition avant de regagner ses pénates et de tout raconter à sa copine Erin : « Tu ne peux pas savoir la soirée que j’ai passée avec ce fils à maman… »
On frappe à la porte et je pense que c’est Luigi qui se demande si je n’ai pas pris la poudre d’escampette par l’escalier d’incendie pour éviter de payer l’addition. Mais une voix familière me demande :
« Brian, ça va ?
— Oh, c’est toi, Alice ?
— Comment te sens-tu, là-dedans ?
— Très bien. Parfaitement bien.
— Ouvre-moi, mon chou, tu veux ? »
Non, je rêve ! Elle compte entrer dans les toilettes avec moi !
« Ouvre-moi la porte, mon chou.
— Ça va, Alice. Je te rejoins tout de suite. Attends-moi, veux-tu ?
— Bon. Dépêche-toi.
— Deux minutes. (Je l’entends sortir des toilettes.) Commande un dessert, si tu en as envie. »
J’attends une minute, puis je sors et me regarde dans la glace. Ça va. J’ai les yeux rouges mais mon nez ne coule plus. J’ajuste mon nœud de cravate, remodèle l’oiseau mort qui me tient lieu de frange, rattache mes bretelles et entre dans la salle de restaurant, la tête légèrement baissée pour ne pas rencontrer le regard de Luigi. Quand j’arrive à la table, Alice se lève et, à ma stupéfaction, elle me prend dans ses bras et se presse étroitement contre moi, sa joue contre la mienne. Ne sachant trop que faire, je l’enlace aussi et me penche en avant tout en laissant un espace pour contenir le volume de sa jupe ballon, une main sur le satin gris, l’autre sur la peau nue de son joli dos, juste au-dessus du bustier. Elle me chuchote : « Tu es un homme si charmant », une remarque qui va de nouveau me faire chialer, non parce que je suis un « homme charmant », mais un pauvre con, un putain de débile, et je suis obligé de fermer très fort les yeux pour éviter un nouvel accès lacrymal, et nous restons ainsi un petit moment. Quand je les rouvre, je vois Luigi en train de nous regarder ; il me fait un clin d’œil complice, pouces levés en guise de félicitations. Ne sachant une fois de plus comment réagir, je lui rends son geste et me sens immédiatement méprisable, surtout parce que je ne sais pas de quoi je dois me féliciter.