En fin de compte, les clips de mes bretelles cèdent une fois de plus avec un clac et Alice s’écarte de moi en me faisant ce sourire contrit, commissures des lèvres tombantes, que les mères adressent à leur gosse en pleurs dans les pubs télévisées. Je commence à me sentir très penaud. « Excuse-moi, Alice. D’habitude, je ne commence à pleurer que beaucoup plus tard dans la soirée.
— On y va ?
— Déjà ? Tu ne veux pas un dessert ? un café, ou autre chose ? Ils ont des profiteroles – tu sais, ce truc mortel au chocolat…
— Non. Mon estomac crie grâce. »
Des plis de sa jupe, elle tire une minuscule pochette de soirée qu’elle s’apprête à ouvrir.
« Ah non ! C’est moi qui t’invite. »
Je règle donc l’addition, qui est très raisonnable puisque, en lieu et place de dessert, je me suis offert une mini-dépression nerveuse. Nous sortons.
Je la raccompagne vers ses quartiers, et en chemin nous parlons d’autre chose – de livres, d’accord tous les deux pour détester D.H. Lawrence et aduler Thomas Hardy, dont nous nous demandons quel est notre roman préféré. Moi, c’est Jude l’Obscur, elle, Loin de la foule déchaînée. Il fait doux pour une soirée de fin novembre et, bien qu’il n’ait pas plu, l’air est humide. Elle suggère que nous rentrions par la route panoramique. Nous soufflons un peu parce que ça grimpe, et que nous parlons en marchant. Les rumeurs de la ville montent vers nous, très amorties ; nous entendons surtout le froissement des feuilles et le froufrou de sa jupe de satin. Quand nous sommes à mi-chemin de la pente, elle passe son bras sous le mien, qu’elle serre gentiment avant de poser sa tête sur mon épaule. La dernière personne qui m’avait pris le bras comme ça, c’était maman, quand nous sommes rentrés à la maison après ma prestation dans Godspell (j’étais Jésus, au cas où vous l’auriez oublié). Elle venait, bien sûr, d’assister à ma crucifixion, ce qui ne doit pas être sans effet émotionnel sur une mère, mais là-bas et jadis, sa réaction m’avait fait tout drôle : je me sentais à la fois fier et honteux, comme si j’étais son bon petit soldat, ou ce genre de truc. L’étreinte d’Alice me rappelle cette situation, comme une scène empruntée à un drame télévisé en costumes, mais comment dire ? c’est tout de même agréable ; je me sens réconforté, grandi de cinq bons centimètres.
Au sommet de la colline, on s’assied sur un banc, nichés comme deux tourtereaux à une extrémité, sa hanche contre la mienne. Je sens l’humidité du bois à travers mon pantalon, je sais que la mousse y laissera des traces, mais ça m’est égal. En fait, je resterais volontiers ici pour la vie à regarder la ville en contrebas et les lumières de l’autoroute disparaître dans la campagne.
« Au fait, je ne t’ai pas encore souhaité un bon anniversaire, me dit Alice.
— Ça ne fait rien…
— Bon anniversaire, Brian.
— Bon anniversaire à toi aussi.
— Mais ce n’est pas le mien !
— C’est vrai.
— Et je n’ai pas non plus de cadeau pour toi.
— Aucune importance. Le cadeau, c’est cette soirée. »
Il y a un silence. J’envisage de lui désigner les constellations, comme dans les films, car je les ai apprises par cœur en vue d’une occasion semblable, mais le ciel est trop nuageux. Je me demande alors s’il fait assez noir ou si elle est assez pétée pour que je l’embrasse.
« Brian, qu’est-ce que tu fais pour Noël ?
— Heu… pas encore de projets.
— Tu ne veux pas venir chez moi ?
— Où ça ? À Londres ?
— Non. Dans le Suffolk, où nous avons une chaumière. Tu pourrais ainsi rencontrer Rose et Michael.
— Qui sont Rose et Michael ?
— Mes parents.
— Ah, bon. J’adorerais, mais, tu vois, je ne veux pas laisser ma mère seule.
— Bien sûr que non. Mais tu pourrais venir entre Noël et le jour de l’an. Mes parents me fichent une paix royale, et nous serions seuls la plupart du temps ; nous pourrions lire, nous promener, bavarder, et tout.
— D’accord, dis-je.
— Formidable. Affaire conclue. J’ai froid maintenant. Rentrons. »
Il est plus de minuit quand nous arrivons à la résidence universitaire, mais il y a encore quelques étudiants déambulant à pas feutrés dans les couloirs parquetés – les bûcheurs, les insomniaques et les fumeurs de joints hallucinés. Ils lui disent tous : « Salut, Alice » en me jetant des coups d’œil surpris, mais ça m’est égal. Je suis trop absorbé par la façon dont je vais la quitter – par la logistique des adieux, en somme. Devant sa porte, elle me dit : « Il faut que je dorme. J’ai un cours demain matin à 9 h 15.
— Sur quoi ?
— “Stanislavski et Brecht – une séparation radicale ?”
— Ce point d’interrogation s’impose, dis-je, parce que sur bien des plans, ils ne sont pas tellement différents, bien que les gens tendent à penser que leurs philosophies s’excluent mutu…
— Écoute, Brian, il faut que je dorme.
— Bon. Merci de t’être laissé convaincre de passer cette soirée avec moi.
— Brian, je ne me suis pas laissé convaincre : j’étais consentante dès le début. » Elle se penche et, en un éclair, m’embrasse près de l’oreille. Le geste a été aussi rapide qu’une morsure de cobra, et mes réflexes ne sont pas à la hauteur. J’ai tout juste le temps de claquer une bise trop sonore dans sa propre oreille avant qu’elle s’écarte en me fermant la porte au nez.
Une fois encore je grimpe l’allée de gravier en direction de mon logis. En fin de compte, tout s’est bien passé, à mon sens tout au moins. Elle m’a invité dans sa chaumière, une preuve que, maintenant, elle me trouve « intéressant », ce qui n’était pas mon idée de départ (« sexy » aurait mieux répondu à mes attentes). Ce changement d’éclairage s’agissant de ma petite personne me met un peu mal à l’aise, mais tout de même…
« Hé, Jackson ! »
Je regarde autour de moi.
« Pardon, je veux dire Brian. Lève les yeux. » C’est Rebecca, penchée à la fenêtre du premier étage, prête à se coucher, dans un long tee-shirt noir.
« Alors, comment ça s’est passé, don Juan ?
— Oh… tu vois… pas si mal.
— Il y a de l’amour dans l’air, alors ?
— Pas de l’amour. De l’amitié.
— De l’amitié dans l’air alors. Ouiii… je le sentais. (Elle hume l’air.) Ça sent l’amitié. Bien joué, Brian. Restes-en là, mec. »
En rentrant, je m’arrête à la station-service ouverte la nuit et m’offre une barre chocolatée Cadbury et une canette de soda Lilt avec l’argent économisé grâce à ma crise de larmes. Quand j’arrive chez moi à Richmond, il est presque 2 heures du matin. Il y a trois mots punaisés sur ma porte…
19:30 : Brian, ta mère a appelé.
23:45 : Spencer a appelé. Il s’emmerde à mort dans son garage. Rappelle-le.
Brian, pourrais-tu, s’il te plaît, ne pas utiliser mon gommage à l’abricot sans me le demander ?