— Non, mec, c’est toi », dit Spencer.
Je me dis qu’en fin de compte je ne leur parlerai pas de l’University Challenge.
La quatrième pinte de bière au gin nous rend sentimentaux. Nous évoquons avec nostalgie le passé : des événements survenus six mois plus tôt – même pas drôles – et des gens – même pas sympas. Nous supputons les préférences sexuelles de Mme Clarke, la prof d’éducation physique ; nous nous demandons combien au juste pesait le gros Barry Pringle, quand le patron du Black Prince annonce la dernière tournée.
Dehors, il commence à pleuvoir. Spencer suggère que nous allions au Manhattan, un night-club pourri, mais nous ne sommes pas assez saouls pour ça. Tone voudrait qu’on aille chez lui regarder pour la quatre-vingt-neuvième fois Vendredi 13, la vidéocassette du film d’horreur qu’il a tirée à son patron, mais je préfère rentrer car je suis trop schlass et trop déprimé. Je pars donc dans la direction opposée.
« Tu es par là pour le jour de l’an ? me demande Tone.
— Sans doute pas. Je crois que je vais aller chez Alice.
— Bon, à une autre fois alors. » Tone me donne une grande claque dans le dos et s’éloigne en titubant.
Spencer, en revanche, vient vers moi et me prend dans ses bras. Son haleine puant la bière au gin, il me murmure à l’oreille, comme un baiser mouillé : « Écoute, Brian, mon vieux, t’es vraiment mon pote, tu sais, mon meilleur pote, et c’est génial que tu sois là-bas, à rencontrer tous ces gens, à faire toutes ces expériences, à agiter toutes ces nouvelles idées, à te faire inviter dans des cottages et tout, mais promets-moi une chose, veux-tu ? (Il se rapproche encore.) Promets-moi que tu ne vas pas devenir un con total. »
19
QUESTION : Si une brûlure épidermique est dite du premier degré, comment appelle-t-on celle qui affecte le tissu sous-cutané ?
RÉPONSE : Une brûlure au troisième degré.
Même si le reste de ma vie est prévisible, banal et morose, vous pouvez être sûr que ma peau présentera toujours des particularités intéressantes.
Quand on est gosse, la peau n’est qu’une enveloppe rose et lisse : sans poils, sans pores, sans odeur, sans histoire. Puis un jour, au collège, dans un manuel de biologie, on voit une coupe terrifiante examinée au microscope – les follicules, les glandes sébacées, la graisse sous-cutanée, et on comprend qu’il y a beaucoup de choses qui peuvent mal tourner. Ç’a été le cas pour moi. Depuis l’âge de treize ans, je ne connais que le savon médical ; je suis un opus vivant d’imperfections et de cicatrices, de poils poussant à l’intérieur, d’un relief toujours changeant, plus ou moins localisé, depuis les cratères discrets du genre bouchon de liège derrière les oreilles jusqu’au monstrueux furoncle enflammé au bout du nez, qui, comme chacun sait, est le centre géométrique du visage. À titre de représailles, j’ai essayé les techniques de camouflage, mais tous les tons censément naturels des crèmes que j’ai utilisées étaient d’un rose albinos qui tendait non à détourner, mais à attirer l’attention sur mes boutons aussi sûrement qu’un cercle dessiné au feutre magique.
À l’adolescence, l’état de ma peau me tracassait moins. Bon, elle me tracassait, mais je l’acceptais comme un phénomène lié à la croissance ; quelque chose de déplaisant mais d’inévitable. À dix-neuf ans, maintenant que je suis un adulte dans tous les sens du terme, je commence à éprouver un sentiment de persécution. Ce matin, en robe de chambre sous l’ampoule 100 watts de la salle de bains, le spectacle est particulièrement hideux. J’ai l’impression d’exsuder de la bière au gin et de l’huile d’arachide sur toute la « zone T » du visage et, nouveauté, je sens une excroissance sous-cutanée grosse comme une cacahuète rouler sous mes doigts. Je décide de sortir l’artillerie lourde. Les Astringents. Sur l’un d’entre eux figure l’avertissement suivant : « Attention – ce liquide peut décolorer le tissu. » Un peu inquiet – applique-t-on sur le visage un truc qui peut faire un trou dans un canapé ? – je l’emploie quand même. Pour faire bonne mesure et me porter chance, j’ajoute un rinçage final au Dettol. Quand j’ai fini, la salle de bains pue l’hôpital, mais du moins je sens ma peau tendue et récurée comme si quelqu’un m’avait ligoté sur le capot d’une voiture pour m’infliger un nettoyage au jet.
Maman frappe à la porte et entre sans attendre ma réponse. Elle m’apporte, lavée et repassée, ma meilleure chemise de grand-père en coton blanc et quelque chose emballé dans du papier d’aluminium.
« C’est du jambon fumé et de la dinde pour ton amie.
— Je crois que la nourriture est fournie, là-bas. De surcroît, ils sont tous végétariens.
— Je te signale que ce sont des blancs de dinde.
— Ce n’est pas une question de couleur.
— Mais qu’est-ce que tu vas manger alors ?
— Ce qu’ils mangent.
— Quoi, des légumes ?
— Eh oui !
— Tu n’as pas mangé un légume depuis quinze ans ! C’est un miracle que tu ne sois pas rachitique.
— Que je n’aie pas le scorbut, tu veux dire. Le rachitisme, c’est un manque de vitamine D2, maman ; le scorbut, de vitamine C. Le manque de fruits frais.
— Alors, emporte des fruits frais.
— Non, maman, rien. Ne t’inquiète pas.
— Emporte au moins le paquet pour le voyage en train. Si tu ne le prends pas, la viande va s’abîmer. » Pour maman, le vrai sens de Noël, c’est la proviande, pardon, la provende de viande froide. Je cède donc et prends le paquet. Il est presque aussi lourd qu’une tête humaine. Elle me suit dans ma chambre pour vérifier que je le mets bien dans ma valise et j’ai l’impression de refaire mes bagages sous l’œil d’un douanier. Je m’estime heureux qu’elle ne m’ait pas obligé à emporter les choux de Bruxelles.
Elle s’assied ensuite sur mon lit pour plier avec soin ma chemise de grand-père.
« Je ne comprends pas pourquoi tu portes ces vieilleries…
— Parce que j’aime ça, peut-être ?
— L’agneau qui se déguise en mouton !
— Moi, je ne critique pas ta façon de t’habiller.
— Bon sang, des boxer-shorts ! C’est ça que tu portes, maintenant ?
— J’en porte depuis que je suis en âge d’acheter mes sous-vêtements moi-même.
— Le slip kangourou n’est plus à la mode ?
— Aucune idée, maman.
— Je croyais que tu aimais bien ces slips en coton que je t’ai choisis…
— Je panache. Ça dépend.
— Ça dépend de quoi ?
— Maman !
— Combien de temps restes-tu chez ta petite amie ?
— Sais pas. Trois jours. Peut-être quatre. Et elle n’est pas ma petite amie.
— Tu repasses par ici ?
— Pas le temps. Je retourne directement à la fac. (Je ne peux me résoudre à appeler « université » l’institution qui m’a accepté, le mot me semble snobinard.)
— Alors tu ne passes pas le jour de l’an avec moi ?
— Je ne crois pas.
— Tu seras avec elle ?
— Je crois. (Je l’espère !)
— Dommage. (Elle prend sa voix de martyr. Le truc, c’est de ne pas croiser son regard. Je me concentre sur ma valise.) Mais pourquoi tu ne reviens pas finir tes vacances ici, après ces trois ou quatre jours à la campagne ?