Un peu court, non ?
Non.
Je sortais seul au mythique Cornerbar où, dans mon livre, Osborne avait posé ses guêtres, j’y rencontrai quelques inconnus avec qui finir la nuit et oublier ma blessure affective avec Poil-de-carotte, en vain.
Ce sont les gens qui m’inspirent, ces moments volés où ils se lâchent et racontent leurs histoires intimes, mais je me sentais abandonné dans ce pays que j’aimais tant : une situation absurde dont je ne décryptais pas encore le sens caché.
Un disque de Jeff Buckley, acheté dans une boutique du centre, me sortit un moment de mes turpitudes : sa gueule d’ange, sa sensibilité à fleur de peau, ses histoires d’amour désespérées, sa mort tragique lors d’un bain nocturne dans les courants du Mississippi où la drogue plus sûrement l’avait précipité, je trouvai en lui tout ce qui faisait Paul Osborne, mon héros sous haute tension. Il en prit l’aspect physique, son aura de malheur, avec une pointe de férocité devant l’adversité qui le rendrait de plus en plus dangereux ; dans les yeux fauve d’Osborne, même la mort filait doux.
Mais pour le reste, j’écrivais sans plaisir des scènes fatalement mauvaises. Je décidai de quitter Auckland pour Waiheke, où un ami de la famille de Poil-de-carotte me prêtait sa maison, une bicoque en bois blanc typique, avec une terrasse sur pilotis dominant la mer, une plage magnifique en contrebas, il suffisait de suivre le chemin des fleurs… Un bol d’air pour mon voyage en apnée ?
J’ai tenu trois jours.
J’étais seul face à mon Œuvre — la belle affaire —, sans personne à retrouver le soir pour boire un verre, parler, échanger sur le pays, ses réussites, ses dérives, la matière même qui me manquait pour ce livre. Je n’avais pas besoin de traverser la Terre pour savoir que je ne me suffisais pas à moi-même : c’était plutôt un retour direct vers les lames de rasoir. J’écrivis à peine, ou mal, insatisfait de ce présent sans avenir, et ce n’étaient pas les baignades qui allaient me consoler. Je flottais, certes, ce qui était nouveau, mais le temps était loooooooooong.
Les parents de Poil-de-carotte, toujours prévenants, m’invitèrent un soir dans un bon restaurant de l’île. Désœuvré, j’étais malgré tout content de les voir, mais Thatcher arriva sur le tapis, l’amie intime de Pinochet qui avait brisé les syndicats et laissé mourir de faim Bobby Sands et les militants irlandais.
Le père de mon ami aimait beaucoup Margaret.
« I hate her ! » je lui balançai dans les gencives.
Après deux ou trois verres, je souhaitais même sa mort, à la vieille.
La serveuse arriva à point nommé pour nous proposer un dessert. C’était une Maorie aux traits un peu durs mais captivants, qui m’évoqua aussitôt la Hana de mon roman en déshérence. Prompte à répondre à mes questions, elle avoua nager tous les jours plusieurs kilomètres dans la baie, où elle croisait parfois des requins… Je lui fis parvenir une lettre le lendemain (« à l’attention de la fille qui nage avec les requins, de la part du type qui nage tout seul »), une invitation à l’ancienne, avant de me rapatrier à Auckland.
Mon mot sembla lui plaire puisque Nage-avec-les-requins débarqua en ville quelques jours plus tard. Tout aurait pu bien se passer et plus si affinités, Nage-avec-les-requins était jolie, et surtout maorie, mais je compris vite qu’elle n’aimait qu’une chose : le sport.
Le sport, le sport, le sport.
La création, le mouvement des choses, la politique, les animaux, la musique, l’amour, la question autochtone, Nage-avec-les-requins s’en battait l’œil.
Décidément tout allait de travers, dans les moindres détails. Après un mois « d’écrivain-voyageur de retour au pays de ses rêves », je comptais les jours qui me séparaient de mon départ.
L’écriture, les rencontres, les gens que je vénérais et que je n’aimais plus, je me sentais blessé, déçu, triste surtout. Quant aux Maoris, si j’avais trouvé de la documentation au musée d’Auckland qui leur était consacré, mes contacts s’étaient réduits à des regards masculins provocants et une désillusion féminine.
Heureusement, il y eut cette soirée au marae (lieu de rassemblement de la culture maorie) de West Coast Road, sur la route que jadis nous parcourions à dos de moto…
À l’Alliance française d’Auckland où je cherchais de l’aide, je rencontrai Christine, une dame assez âgée, ancienne prof qui avait pas mal bourlingué avant de diriger le Book Council en Nouvelle-Zélande. Mise au courant de mon enquête, Christine m’apprit qu’elle connaissait un chef maori, Pita Sharples, personnage controversé qui serait peut-être d’accord pour me rencontrer. Mais il fallait faire attention avec les Maoris, me prévint-elle, le sujet était délicat, notamment depuis les accords de Waitangi censés réparer les erreurs du passé. Le gouvernement néo-zélandais avait en effet fait repentance quelques années plus tôt concernant les spoliations de terres maories, et dégagé une enveloppe d’un milliard de dollars en guise de réparation et solde de tout compte. Maintenant que l’enveloppe était vide, les Maoris étaient sommés de se fondre dans la masse, cesser leurs revendications et se mettre au travail.
Le chef Pita Sharples était un de leurs principaux porte-parole.
Christine était anxieuse quand, quelques jours plus tard, elle me conduisit au marae de West Coast Road où nous avions rendez-vous. C’était la première fois en vingt ans qu’elle se rendait dans un marae — les Pakehas n’y étaient pas les bienvenus et elle appréhendait la rencontre. Oui, insista-t-elle au volant, la situation était très tendue avec la communauté maorie, la société néo-zélandaise était même au bord de l’explosion. Ça lui rappelait l’Algérie dans les années 1950, alors qu’elle était jeune prof là-bas : la même haine sourde, la même incompréhension. Confirmant les dires de Poil-de-carotte et de son père député en conserve, Christine m’assura que les Maoris remplissaient les prisons, formaient des gangs, cambriolaient les maisons et « violaient parfois les vieilles femmes dans leur lit », incapables de s’intégrer à la société.
« Tu ne parles pas de politique au chef, hein ? m’adjura-t-elle dans la voiture. Le sujet est brûlant, tu comprends ? »
Comme si j’avais traversé le monde pour parler tricot de peau…
On est arrivés en avance à West Coast Road. Le chef Pita Sharples n’était pas encore là mais son fils m’attendait, un solide gaillard au sourire plutôt décontracté. D’autres Maoris traînaient autour du marae, si bien qu’ils m’embarquèrent dans leur « entraînement ».
« Well… On s’entraîne à quoi ?
— Au haka, répondit le fils du chef. Il y en a un ce soir. »
Un haka ? J’eus beau leur assurer que je n’étais qu’un Pakeha écrivain et ignorant, les Maoris s’en fichaient — je ne savais pas encore que le wero est une coutume, sorte de marque de bienvenue invitant l’étranger à se mélanger à eux.
Christine définitivement trop vieille pour courir, c’est seul que je me mis à arpenter le site dans le sillage des guerriers autochtones. Maintenant que nous étions échauffés, on pouvait passer au haka à proprement parler : d’abord trois sauts à effectuer en direction de son « ennemi » (cent quarante kilos), suivis d’autres sauts savants. Je fis de mon mieux, tandis que Christine se tenait sagement sur sa chaise, craignant qu’on l’envoie comme un vieux ballon sous la mêlée.