Выбрать главу

« Palermo ? relança-t-il. Hum… Vous pouvez m’indiquer la route ? »

Quand on lui fit remarquer que Palermo était un des quartiers les plus connus de Buenos Aires et qu’il était tout de même chauffeur de taxi, l’homme au volant nous avoua être amnésique.

Il avait tout oublié.

Comme la moitié des gens de son pays.

Mis en contact via un ami du Libraire-qui-trouvait-ça-nul, nous retrouvâmes Eugenio dans un bar de la plaza Cortázar, où se jouait un tournoi de ping-pong pisco sour. Quelques smashes plus tard, nous étions frères. Cœur ouvert, fervent lecteur, sexagénaire cent pour cent portègne, l’ami Eugenio nous invita à le rejoindre tous les six le week-end suivant dans sa maison de vacances au nord de Buenos Aires, dans le delta del Tigre.

Nos adieux à Buenos Aires s’égrenèrent d’aube en aube, où je peaufinai le style de mon livre et la dance sur la piste des clubs. Enfin, lessivés, nous louâmes un minibus, une sorte de bétaillère au moteur minuscule pouvant transporter jusqu’à huit personnes. Il pleuvait des cordes lorsque nous quittâmes la capitale argentine, une dernière gueule de bois en guise de cortex. Le delta del Tigre, dont les rhizomes confluaient avec le fleuve Paraná venu du Brésil, avait la superficie de la Belgique et un climat tropical marqué.

Il pleuvait toujours quand nous grimpâmes dans un des vieux bateaux en bois qui arpentaient le delta.

Passé les premières maisons sur pilotis et les barques colorées arrimées aux pontons, l’endroit s’avéra vite des plus sauvages, tout de lianes et de jungle épaisse où les insectes bombardaient les surfaces. Nous ne vîmes bientôt plus que des cadavres de branches dérivant au gré du courant, et plus aucune trace humaine. Un endroit vraiment paumé, qui contrastait avec la frénésie urbaine. Le bateau-bus s’apprêtait à faire demi-tour quand Eugenio nous adressa depuis la rive des signes sous la pluie. Elle n’avait pas cessé, ce qui n’avait pas empêché notre ami portègne de dresser pour nous le traditionnel asado dominical.

Il habitait une vieille maison de bois et nous attendait de pied ferme. En entrée, l’Argentin avait prévu des saucisses grillées, en plat principal de la viande — une demi-douzaine d’espèces différentes — et en dessert des abats. Nous nous écroulâmes dans son salon sitôt l’asado liquidé à coups de vin local, soûlés de fatigue. Eugenio nous avait également réservé une maison où dormir, celle d’un ami, un peu plus loin le long de la rive. Vermoulue, de style colonial, avec de hautes portes vitrées ouvrant sur le fleuve, nous l’adoptâmes aussitôt.

Je profitai de ces trois jours de repos pour remplir mes carnets de notes, arpentant le jardin de jungle, aux prises avec de coriaces moustiques, pendant que mes équipiers faisaient les cons dans le canoë de notre hôte.

Cette maison perdue du delta del Tigre serait celle des tueurs, la planque où ils torturaient les témoins enlevés à Buenos Aires. L’histoire se répétait. La mienne.

Eugenio y figurerait en bonne place, comme l’ami du défunt père de Rubén, qui mènerait le détective jusqu’à la planque des tueurs dans le delta. Problème : comment les criminels pouvaient-ils s’en échapper alors que les vedettes de la police fluviale rappliquaient ? Les Vols de la mort, me souffla Jeromeradigois.com. Les pilotes qui jetaient les corps des disparus à la mer : bien sûr, les tueurs avaient un hydravion !

Hormis la Bête, qui faisait de la musculation avec des troncs d’arbre, tout le monde était impliqué dans mon histoire argentine. Même le Libraire-qui-trouvait-ça-nul. Une équipe soudée, la seule qui soit.

Quittant l’humidité insectisée du delta del Tigre, nous roulâmes plein ouest des heures durant sur d’interminables lignes droites au cœur d’une pampa désertique, exactement comme nous l’avions imaginé : de l’immensité vide, à perte de vue.

Filant vers les Andes, nous arrêtions régulièrement notre bétaillère coréenne au milieu de nulle part pour faire le plein d’essence et d’eau, étirer nos vertèbres. C’est sur un de ces bords de route crasseux que Jeromeradigois.com adopta un chien, son nouveau copain, qu’il nomma Gasoil — un vieux bâtard pelé qui, dans Mapuche, accompagnerait Jana jusqu’à la fin du livre.

Nous quittions à peine la station-service qu’une voiture embusquée nous arrêta. Clope-Dur au volant n’ayant pas eu le temps de mettre les phares, obligatoires même en plein jour, les flics étaient ravis : c’était trois cents euros d’amende… ou quatre-vingts en liquide. Mes amis argentins m’avaient prévenu au sujet de la police corrompue : la preuve.

Enfin, après des heures de route, on s’est arrêtés pour la nuit à Rufino, une petite ville qui crachait son gasoil sur le bord de la Ruta 6.

Le type de la station-service nous indiquant un hôtel non loin, on a suivi le bitume puis le chemin de terre qui menait au lieu en question. Il y avait bien une maison derrière les arbustes mais aucun hôtel en vue, sinon des box à voitures, certains clos par une bâche en plastique… Bizarre. Un curieux personnage déboula bientôt, une sorte de vieux type en haillons qui portait deux chaussures différentes sur ses sandales éventrées, et une improbable perruque à moumoute. On était six à le regarder, sceptiques.

« Vous êtes brésiliens ? nous lança l’ermite déguisé, reluquant d’un drôle d’air l’unique femme de la bande. Pour la chambre, c’est deux cents pesos la demi-heure ! »

Nous voilà bien, à dormir par tranches d’une demi-heure.

« Vous voulez voir ? » il s’emballa.

On est allés jeter un œil à la chambre, pour rigoler. Les box étaient des nids d’amour tarifés pour les notables de Rufino, qui pouvaient cacher leur voiture derrière une bâche prévue à cet effet et prendre leur plaisir avec les pauvres malheureuses qui traînaient dans ce coin de pampa. Ou les pauvres malheureux — le soir tombant, des trav’ racolaient les routiers près de la station-service… Une affiche au-dessus du lit pas très propre avertissait les clients qu’il était « interdit de laisser des traces sur les murs ». So chic.

Devant notre manque d’enthousiasme à s’entasser dans son nid à foutre, le gérant des box baissa ses prix, divisa la nuit par dix pesos de l’heure, comprit malgré sa perruque en laine que nous n’allions pas nous enfiler « comme des Brésiliens », abandonna la partie, dépité.

Mais rien ne se perd pour un écrivain : lancés à la recherche d’un couple de disparus (les vrais parents de la photographe), Jana et Rubén croiseraient ce sordide personnage sur la route des Andes, qui les mènerait aux corps enterrés trente ans plus tôt.

Le centre de Rufino offrant des chambres dignes de ce nom, nous sympathisâmes avec les serveuses de l’hôtel, des jeunes désespérées d’être là et qui des yeux nous suppliaient de les emmener. Je les comprenais — la première ville était à trois cents kilomètres.

Mendoza, atteinte le lendemain soir, était autrement plus attrayante. L’architecture, les avenues gaies et colorées, les rencontres avec les bringueurs du coin, la ville au pied des Andes nous allait comme un pisco sour sur une terrasse ombragée. Nous arpentâmes les vallées fertiles et les vignobles de la région, la cordillère barrant l’horizon à perte de vue. Un spectacle grandiose dont il fallait être blasé congénital pour se lasser, d’autant que ces vignobles figuraient dans mon livre : le propriétaire de l’un d’eux serait un profiteur de guerre, impliqué dans le meurtre des parents disparus pour voler leurs biens… Je notais, griffonnais, enregistrais tout.

Les couleurs des Andes étaient folles, le vent chaud et les nuits de Mendoza aussi longues qu’à Buenos Aires. Les cadavres des parents étant censés être enterrés dans les environs, nous avons erré entre les lacs de montagne aux eaux turquoise, les cols, les canyons. Quatre mille mètres d’altitude. J’avais imaginé des paysages andins déchiquetés, des sommets dramatiques, tout était beau, doux, harmonieux. Même l’Aconcagua (point culminant des Amériques) semblait une pente agréable, à peine enneigé tout au fond de l’azur.