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Il était temps de rejoindre l’école du village.

Jeromeradigois.com et Clope-Dur avaient déjà mêlé leurs arts en Martinique et dans plusieurs îles caraïbes — sons et sculpture, un exercice bien rôdé que nous exporterions ici.

L’école des Mapuches ne payait pas de mine, avec son baraquement de bois, son avancée en guise de préau et son but de foot comme une vache seule au milieu d’un champ. Une école de village, qui me rappelait mon grand-père instituteur de campagne.

Bouche-Amère était déjà là, discutant sous le préau avec les adultes. Elle tâchait d’être naturelle mais la pression de la communauté devait peser sur la paria. Nous débarquâmes dans notre bétaillère, attractions du jour, au milieu des gamins incrédules : ordinateur, sono, monceaux de terre glaise pour la sculpture (Jeromeradigois.com et la Bête avaient trouvé un spot dans la forêt), nous saluâmes la compagnie avant d’organiser l’espace. Les instituteurs, eux aussi mapuches, semblaient ravis, Bouche-Amère se tenait en retrait.

La Bête adorant effrayer les enfants, ces derniers ne le quittèrent plus, gloussant devant son bandeau de pirate, hurlant quand l’ogre se mettait à les poursuivre avec ses serres prêtes à les mâcher menu.

Ils étaient une soixantaine, toutes classes de primaire confondues, la curiosité accrue à mesure qu’ils découvraient nos jouets. Clope-Dur eut à peine le temps de faire deux notes sur son clavier qu’il avait trois gamins sur les genoux.

J’expliquai le déroulement de l’après-midi à une ronde attentive de profs et d’enfants. Danses mapuches et contes avec notre copine Poca, puis division en deux groupes : musique avec Clope-Dur, sculpture avec Jeromeradigois.com. Après quoi, on finirait par un match de foot Celtes-Mapuches.

Mon castillan avait des crampons mais les enfants se mirent à brailler comme s’ils avaient marqué un but. Poca captiva les petits avec ses histoires de Kai Kai et de Ngünechen, joua de la guimbarde en poursuivant son histoire, et dansa comme une hirondelle sur la pelouse.

Bouche-Amère comptait les étoiles dans les yeux des gosses sans voir qu’ils étaient son reflet. Jeromeradigois.com distribua un bloc de terre aux volontaires, prit notre ami borgne comme modèle et leur montra comment faire. Clope-Dur et les autres gamins envoyaient les basses pendant que leurs copains sculptaient ce qui leur passait par la tête : des bateaux, des animaux mythologiques, des têtes de totem, drôles, effrayantes, des délires de Mapuches fauchés qui ne connaissaient pas la pâte à modeler.

Bouche-Amère parlait maintenant librement avec tout le monde, les enfants, les instituteurs de la communauté, la femme de ménage, « Dis donc, ils sont sympathiques, tes amis winka ! ». Notre logeuse adressait des œillades modestes, sa Bête adorée en ligne de mire, qui se faisait sculpter le portrait au milieu des élèves.

Le match de foot dans le champ fut un triomphe. Même la Bête qui n’avait jamais su mettre un pied devant l’autre se mit à shooter dans tous les sens, dégommant le plus souvent un tibia autochtone, tout en braillant aussi fort qu’eux. Une mêlée remportée haut la main par la communauté (tous les Mapuches voulant jouer dans notre équipe, nous passâmes notre temps à fusiller le pauvre gardien) tandis que les filles, plus sages, dansaient avec Poca.

Nous promîmes d’envoyer les photos de cet après-midi aux instituteurs, tapâmes dans les mains des garçons, échangeâmes de grands signes d’adieu avec les filles hilares. Un franc succès.

Bouche-Amère, le soir, avait du mal à cacher sa joie. Même les répliques de tremblement de terre qui secouaient son chalet lui passaient au-dessus : la communauté l’avait acceptée, grâce à nous. Un drapeau pirate flottait en territoire mapuche.

Avant de quitter sa maison d’hôtes, nous lui offrîmes le portrait que Jeromeradigois.com avait sculpté de la Bête, avec un chapeau de paille, un foulard et une brindille dans la bouche pour l’adoucir, un cadeau que nous laissâmes sur le bar de son salon, de manière à ce que Bouche-Amère le voie, tous les jours, bien en face.

Un cadeau de winka.

« Allez, pehukawal ! »

Salut, en mapudungun.

*

José et ses frères mapuches se battaient aussi pour la reconnaissance de leur statut de prisonniers politiques. Détenus à Angol, ils étaient considérés comme terroristes mais on pouvait les rencontrer à l’heure des visites, sans rendez-vous.

Je compris cette bizarrerie quand la police prit mes empreintes digitales et oculaires, la copie de mon passeport et toutes autres informations nécessaires à un fichage en règle. En cas d’évasion, me voilà suspect… Enfin, je pus discuter deux heures avec José et ses amis emprisonnés, en toute quiétude, avec Longue-Figure en renfort et une multitude de questions. Les réponses des Mapuches ne me surprenaient pas. Ces hommes étaient des militants écologistes qui proposaient un autre modèle de développement, et se voyaient rejetés comme de dangereux subversifs.

Exactement comme une dictature gère ses opposants. Il y avait de quoi méditer. Y compris au sujet de mon livre : la situation politique des Mapuches chiliens n’avait rien à voir ni avec l’Argentine, ni avec le personnage de Jana. Je devrais garder toutes ces informations pour un autre livre.

Quittant la prison d’Angol, nous partîmes faire la bringue à Temuco pour nos adieux aux terres mapuches.

Il nous fallut trois jours de route à travers la pampa pour rejoindre Buenos Aires, et trois de plus pour prendre l’avion qui nous ramènerait à bon port.

Les ennuis commencèrent quand nous nous retrouvâmes bloqués avec des milliers de gens hystériques à l’aéroport de Madrid : un volcan s’était réveillé en Islande, qui empêchait toute forme de trafic aérien sur le nord et l’ouest de l’Europe.

La France aussi était touchée…

Un coup de la machi ?

14

Un mot sur une aile

J’étais au fond du trou en rentrant d’Argentine, ce fossé glauque et infâme où hurlaient les disparus de Mapuche ; je rêvais de corps nus couverts d’excréments cloîtrés dans des cellules sombres et qu’on écorchait à l’aide d’un rabot, leur peau découpée en fines lamelles de sang et de matières fécales…

Cheval-Fougueux, mon éditeur, ressortit livide de la première lecture : le roman n’était pas mauvais, il était horrible, triste, une véritable torture pour le lecteur qui, s’il réussissait à le terminer, n’avait plus qu’une envie, le jeter par la fenêtre, le brûler, l’enterrer dans le jardin, enfin, n’importe quoi du moment qu’il ne figure pas dans sa bibliothèque. Tout le monde mourait, Rubén se faisait violer par El Toro, Jana massacrait les tueurs un à un en leur faisant payer cher leur barbarie, s’ouvrait les veines dans le lac de son enfance sans savoir que Rubén vivait encore, le temps pour lui de retrouver son corps sans vie et mourir à son tour. Roméo et Juliette version hardcore, un pur cauchemar.

Pour sortir Mapuche du charnier où il s’était fourré, je compris que je devrais faire un effort psychologique surhumain, un renversement de perspective nietzschéen. Des enseignements du philosophe, j’avais retenu une chose, applicable à la vie : pour rétablir l’équilibre perdu, il ne faut pas chercher à remonter la pente depuis ce point d’équilibre, le sommet de la montagne si l’on veut, mais depuis l’extrême opposé du spectre — le pied de l’autre versant pour garder la métaphore. Tout était noir dans mon récit, sans l’ombre d’un soleil en vue. Pour que Mapuche retrouve sa vraie nature, je devais invoquer ce qui s’opposait le plus à toute idée d’horreur et de désolation : la poésie, la beauté, l’amour… De jolis mots. Restait à mettre le concept en application.