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Enfin, la salle plongée dans le noir, je me laissai emporter par l’histoire, les acteurs, ce pays, l’Afrique du Sud, où nous avions vécu cette aventure humaine si forte.

Orlando s’était fait voler son ordinateur portable alors que le tournage avait lieu dans le quartier le plus dangereux de Cape Town, un township des Cape Flats où même les flics ne mettaient pas les pieds. Le gang des « Americans » gérait la sécurité sur leur territoire, ravis de gagner de l’argent légalement pour la première fois de leur vie. L’un d’entre eux, en probation, avait même décroché un second rôle dans le film, mais il ne fallait pas tenter le diable : ces types sans dents se faisaient tatouer lors de leur premier passage en pris on, avec un numéro au bras qui déterminait leur job entre les barreaux (intimideur, tueur, ou « femme »). Ambiance. Entre deux prises, un gangster nous avait expliqué le plus naturellement du monde que son travail dans le gang consistait à torturer les gens pour les faire parler, qu’il savait en un regard combien de temps le gars tiendrait — Orlando et moi on aurait été nuls, selon lui.

Bref, nous étions sur le territoire des tsotsis des Cape Flats et ce n’était pas les deux gardes du corps des stars qui allaient y changer quelque chose. Quand il apprit la nouvelle du vol dans une voiture de production « sous la surveillance de ses hommes », le chef du gang a rassuré l’acteur : il lui rapporterait vite son portable. De fait, des témoins avaient vu le coupable qui, interrogé, jura ses grands dieux n’y être pour rien. Le chef de gang s’était alors tourné vers ses lieutenants, franchement patibulaires, et avait prévenu le voleur.

« Bon, maintenant c’est simple, mon vieux : ou on te viole à tour de rôle tous les huit, là, ou tu rends l’ordinateur. »

Orlando retrouva sa machine.

Je repensais à tout ça, l’accueil de l’équipe sur le tournage, l’intelligence talentueuse de Jérôme, la gentillesse de Forest Whitaker qui m’avait invité à discuter dans sa caravane, l’enthousiasme d’Orlando Bloom qui était arrivé trois semaines avant le tournage et à ses frais pour s’imprégner du pays et de ce « rôle de bad boy dont il rêvait », à Richard-Cœur-de-Lion, le faiseur de comédies populaires qui venait traîner sur les plates-bandes cannoises avec son film de gangsters, tous ces gens qui avaient tout donné pour que mon Zulu voie le jour.

Écrire est un travail on ne peut plus solitaire. L’éditeur ou l’éditrice vous guide parfois mais le reste du temps on est seul devant ses doutes, ses problématiques, ses frustrations ou la satisfaction d’une phrase bien envoyée. Dans tous les cas, plusieurs mois ont passé entre le moment où vous lâchez votre histoire et celui où les lecteurs s’en emparent. Quand l’un d’eux vient me dire qu’il a aimé ou même adoré mon livre, je suis content, mais c’est à peu près tout. Le trip que nous avons partagé est trop décalé dans le temps, je suis généralement embarqué dans un ou plusieurs autres projets qui, sans gommer le sentiment que je garde du roman, fait que j’ai déjà tourné la page. Au cinéma, tout se vit en direct, pour le meilleur ou pour le pire…

Zulu. Une heure cinquante en apnée, quelques scènes ultra-violentes et un final dans le désert namibien. Il fallut le dernier plan pour que je redescende sur terre. Il n’y avait pas un bruit dans la salle. Le générique commença à défiler, avec la même musique poignante, interminable. Deux, trois minutes. Les noms défilaient sur l’écran géant, les lieux de tournage, les remerciements. Toujours rien. Le film est plombant, je me disais, le film est plombant. Le générique s’acheva enfin, dans un silence de mort.

Les premières lumières s’allumèrent : rien. Un vide sidéral. Je pensais à ce que m’avait dit Jérôme.

Enfin il y eut un premier clap d’applaudissement dans les lointaines travées, tout là-haut, puis dix, cent, mille autres applaudissements retentirent, de plus en plus chaleureux à mesure que les spectateurs encaissaient l’uppercut. La salle entière se mit à applaudir, fort, très fort, avec des bravos qui allaient grandissants. « Forest ! Forest ! Orlando ! » Les lumières s’allumant en grand, le type du protocole invita Jérôme et ses deux stars à se lever pour recevoir ce qui devint bientôt une standing ovation. Les bravos rebondirent dans le palais du festival qui adorait tant détester ; Jérôme avait le regard embué mais saluait dignement, entouré de ses deux héros à cet instant immortels.

Submergé d’émotions, je me tenais caché entre les sièges, tentant désespérément d’essuyer la pluie sur mon visage, crevant de honte et de bonheur. Honte : fondre en larmes comme une midinette aux côtés de deux mille personnes est une sensation extrêmement désagréable, qui vous donne illico envie de changer de cosmos. Bonheur : si la réflexion amicale d’un lecteur fait plaisir, l’émotion est d’une autre nature quand d’autres personnes que vous appréciez sont impliquées dans votre trip. Un pur sentiment d’amour, d’autant plus puissant qu’il est partagé. Aucune gratification, prix littéraire ou quelconque flatterie égocentrique ne peut rivaliser avec cette bombe émotionnelle. La magie d’une naissance, un truc à perdre les pédales.

Loutre-Bouclée connaissait mon manque de retenue, elle souriait pour moi aussi, qui ne savais littéralement plus où me mettre. Je me faisais encore plus petit quand Forest m’aperçut au bout de la rangée. Il tendit les bras en venant vers moi pour consoler ma joie. Forest Whitaker, l’un des plus grands acteurs du monde qui me rendait trois bonnes têtes, son bon sourire en Cinémascope, à des années-lumière des notaires de Montfort-sur-Meu : je ne pus que me réfugier contre lui, inclinant ma tête sur son vaste ventre pour me cacher, m’enfouir, disparaître, mais les applaudissements redoublaient encore. Je voulus repartir dans ma tranchée mais Orlando était déjà là pour me serrer, me serrer fort, « It’s great, guy ! », impossible de décoller de leurs bras, Jérôme me désignait à la foule joyeuse, nœud papillon en berne et ravagé de larmes.

Tu parles d’une discrétion.

D’ordinaire, rien ne m’empêche d’écrire. Le cerveau a bouillonné toute la nuit, mes personnages me réveillent à l’aube et me poussent dans les orties pour que je les sorte de là, mais en rentrant de Cannes, j’étais incapable de me concentrer sur la moindre ligne. Je n’ai même pas essayé.

Il me fallut deux jours pour retomber sur mes pieds.

Jérôme avait raison : j’avais fait un voyage dans la lune.

16

Born in the USA

Un livre, encore un, m’avait troué le cerveau à coups de fusil à pompe. Un conseil, ne lisez jamais De la guerre comme politique étrangère des États-Unis de Noam Chomsky.

Moi qui éprouvais déjà une franche détestation envers Reagan et les faucons américains, je subis une attaque en règle : le tombereau d’horreurs commises par les escadrons de la mort financés par les USA, notamment en Amérique centrale, était à vous dégoûter de croire en la démocratie. L’arrivée de Bush Junior au pouvoir finissant d’écœurer la plus pacifique des colombes, je n’étais pas pressé de fouler les terres de l’Oncle Sam.

Un double heureux événement survint : un Afro-Américain élu à la Maison Blanche et une invitation à New York pour la promotion de Zulu, traduit en anglais.

J’y rencontrai mon éditeur local dans le hall de l’hôtel où je venais de débarquer, lequel me proposa aussitôt de boire un gin-tonic dans un bar de Brooklyn — quel savoir-vivre — avant de me faire découvrir cette ville fabuleuse. New York vous adopte dès les premières heures, c’est sa nature.