Encouragé par cette mise en bouche et le succès de Mapuche, j’y retournai avec la dream team qui m’avait accompagné en Argentine pour un Noël dans les clubs de rock de Lower East Side. On avait beau me dire que New York s’était gentrifié avec la flambée de l’immobilier et l’enfouissement des pauvres, interdits de séjour à la surface de la Grosse Pomme, les buildings et la frénésie des avenues étaient les mêmes qu’au cinéma, identiques à l’image qu’on s’en fait sans y avoir mis les pieds.
On connaît l’Amérique pour sa côte Est intellectuelle, ses États du Midwest pour leur amour du massacre à la gâchette, sa côte Ouest californienne pour son soleil et ses grands espaces. Je les savourais sur papier depuis les aventures de Blueberry que je lisais enfant, première incursion imaginaire en territoires apaches et sioux qui, comme le lieutenant de cavalerie devenu ami de Cochise, emportaient mon adhésion à la cause autochtone face aux mangeurs de fayots.
Du génocide comme mode de colonisation, j’avais surtout retenu le massacre de Wounded Knee en 1890 quand, vexé par l’anéantissement du 7e régiment de cavalerie du général Custer par les tribus sioux et cheyennes quelques années plus tôt, l’armée US avait massacré femmes, enfants et vieillards dans le campement d’hiver de Wounded Knee, qu’on leur avait octroyé en échange de leur pacification. Des centaines de Lakotas (le nom que se donnaient les Sioux) avaient été éventrés dans la neige, leurs bébés cloués aux tipis, de pauvres hères déjà chassés de leurs terres qui grelottaient dans l’hiver. La boucherie de Wounded Knee (« genou cassé ») avait frappé la tribu oglala, les Indiens des plaines, ceux que je trouvais les plus classes.
Mon cœur battait pour ces Lakotas, dont un des vieux chefs disait au crépuscule de sa vie : « Nous ne savions pas mentir, nous n’étions pas encore civilisés… »
Nous sommes tous liés les uns aux autres. Quand un peuple disparaît, c’est une autre façon de penser le monde qui disparaît, complémentaire, peut-être salvatrice, et je ne suis pas bien sûr que s’enrichir coûte que coûte en salopant la terre qui nous fait vivre soit la manière la plus fine.
Projetant d’écrire un court roman américain, Les Nuits de San Francisco, je me tournai vers Jeromeradigois.com, sa compagne Mawilow (une Mawtiniquaise), Loutre-Bouclée, le Libraire-qui-trouvait-ça-nul et enfin la Bête, pour partager l’Amérique.
Nous débarquâmes à San Francisco au milieu de l’été 2013, dans une grande maison du quartier gay louée pour l’occasion. La ville est restée mythique pour ses anciens délires hippies, Haight-Ashbury, ses boutiques et ses clubs de musique, les pentes raides de Bullit avec Steve McQueen dévalant les rues, son immense pont rouge perdu dans les brumes du Pacifique. Quarante ans plus tard, nous y trouvâmes surtout des homeless, ces sans-domicile qui erraient dans les rues, leurs sacs plastique comme des chiens à la traîne, dormant sur les trottoirs ou en plein soleil, quand la marijuana vendue en pharmacie finissait de les occire. Je croise des dizaines de malheureux dès que je sors de chez moi à Paris, mais ceux-là faisaient encore plus peine à voir. Reagan avait œuvré en ce sens à la fin des années 1970 : gouverneur de la Californie, il avait expulsé tous les fous des structures spécialisées — drogués, soldats traumatisés par le Vietnam, malades mentaux, déchiquetés du système —, prétextant qu’ils coûtaient trop cher à la société. Marche ou crève, et malheur aux mal nés, mal nourris, mal aimés de tous poils.
Après une première déambulation le long des rues escarpées, la Bête partit en quête d’herbe, son hobby préféré après les femmes. Mission accomplie.
Ce soir-là, nous testâmes le produit de nos mortes idoles, tout en sachant qu’il était déconseillé de fumer plus de deux taffes des joints made in la Bête sous peine d’être vert-malade, mais enfin, nous étions chez les hippies. Nous avions déjà bu plus que de mesure lorsque, sorti pour fumer sur la terrasse, je partageai un de ses pétards long courrier tout en conversant joyeusement avec la Bête, la tête ailleurs. Mal m’en prit. Bloody hell, ce n’était pas une cigarette que je fumais depuis cinq minutes mais un de ses maudits joints d’herbe pure. Quinze, peut-être vingt taffes circulaient déjà dans mon sang, bien au-delà des deux réglementaires.
Je savais que mon heure avait sonné, pestai contre moi-même, en vain. De fait, j’eus à peine le temps de m’adosser au mur de la cuisine que tout le monde dégoisait déjà sur mon teint d’enterré vivant. Adieu notre première soirée californienne, mes équipiers, la vie. Je zigzaguai jusqu’à mon lit, appréhendant les horribles heures qui m’attendaient : un mal de mer sur terre, avec l’envie de mourir pour que ça s’arrête. J’étais persuadé que j’allais bientôt être pris de nausées, mais rien ne se passa comme prévu. Trop de THC peut-être, ou l’âme des rockers morts d’overdose venus me visiter : bien sûr je me retrouvai scotché sur le lit, incapable du moindre mouvement ni de faire le point sur quoi que ce soit mais, plongé dans le noir de la chambre où je m’étais réfugié, je décollai lentement de ma couche et restai là, trente centimètres au-dessus de moi-même, pendant des heures. Une douce chaleur m’envahit, laissant flotter mon esprit tellement retourné qu’il s’était remis à l’endroit. C’est ça : j’avais fait un tour à trois cent soixante degrés sur moi-même.
Une expérience qui procédait du miracle.
Avais-je pris une drogue inconnue ?
L’époque n’était plus aux hippies mais je me servirais de ce revival pour la fin de mon livre californien. J’avais une idée de départ : deux personnages racontent leur rencontre sous un angle différent, les dialogues sont identiques sauf que leurs versions divergent — leurs pensées, leur état d’esprit au moment de cette confrontation, de manière à ce que tout les oppose. Restait à trouver les personnages qui peupleraient mes nuits de San Francisco.
Après une semaine d’exploration dans les rues de la ville, nous prîmes le chemin du Pacifique. Deux jours de descente en douceur le long des baies jadis sauvages où les écrivains en marge avaient semé leurs chefs-d’œuvre ; Big Sur et Brautigan, Kerouac, Ginsberg, nous les croisâmes tous sur la route, eux ou leurs fantômes. La littérature américaine avait bercé mes premiers pas d’écrivain-voyageur, c’était bon de les retrouver là, Jesus Lizard à fond dans le gros Chrysler de location — si vaste que même la Bête pouvait y faire des tourniquets avec ses pattes sans décapiter son voisin.
Nous avions un premier contact en Californie, Kate, qui construisait une maison dans la petite ville de Ojai, havre de paix et parc naturel à une centaine de kilomètres de Los Angeles, où les stars envoyaient leurs enfants à l’école à raison de cent mille dollars l’année — pour dix mille, les pauvres avaient le droit à l’école publique.
Kate, une amie de Gros-Poto, ne nous avait jamais vus, ce qui ne l’empêcha pas de nous inviter tous les six dans la maison dont elle avait la charge. Elle était architecte, fille d’un émir texan du pétrole. Drôle, gaie, intelligente, généreuse, jolie, la blonde Kate avait vite fui le Texas pour vivre en Europe et revenait parfois sur la côte Ouest pour y construire des maisons pour des gens aisés. C’était le cas de cette bâtisse au milieu du maquis de Ojai, qui dominait une vallée écrasée de soleil. Nous étions les bienvenus, seulement priés de ne pas salir les lieux — Kate donnait les clés de la maison dans une semaine aux propriétaires, le temps de finir la déco.