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« Tu as entendu ? lançai-je à la Bête, Godzilla sur pattes.

— Oh, ça va ! »

Un couple avec bébé débarqua chez Kate, une jeune Française et une sorte de Clint Eastwood période Wild West, le sourire en plus. Lui aussi avait fui son Texas natal quand, en sortant pour la première fois à dix-neuf ans, Clint s’était rendu compte qu’on lui avait menti : non, le Texas n’était pas le meilleur endroit pour vivre, non, le reste des USA n’était pas un ramassis de dépravés communistes, le reste du monde plein d’Arabes. Clint, qui semblait en garder une amertume particulière, était carrément parti jusqu’en Ardèche, où il avait rencontré sa jolie Française sur un marché d’été.

La première soirée chez Kate fut aussi sympathique qu’alcoolisée, une routine qui m’avait permis de rencontrer des dizaines de personnages dont certains étaient restés mes amis — l’amitié chez les Bretons est un vieux grille-pain : difficile d’y rentrer, impossible d’en sortir. Enfin, levé le premier sous un soleil de plomb, je vis le chaos qui régnait dans la maison de Kate et mes soupçons s’orientèrent vite : ces éclaboussures de vin rouge sur le bar, le sol (qui marquait beaucoup, nous avait prévenus Kate), les murs, l’évier, les meubles maculés, ces mégots de pétards et la pluie d’herbe qui tapissait toutes les surfaces planes, c’était les traces de la Bête.

Raisons de ce carnage : vers trois heures du matin, le séduisant pirate s’apprêtait à montrer son coffre à trésors à Kate, mais le Libraire-qui-trouvait-ça-nul leur avait tenu la grappe en résistant à tout ce que la Bête lui faisait boire ou fumer pour l’assommer enfin. La love story avait mal fini puisque Kate n’avait pas pu monter la Bête qui, furieuse et maladroite, avait transformé la maison d’architecte en sac à vin.

Il était temps de partir vers le désert.

Sans y avoir jamais mis les pieds, Las Vegas était pour moi une des pires destinations au monde : tant de vulgarité et de laideur concentrées, il fallait le faire. Raison de plus pour y aller, certes, mais j’avais prévenu mes troupes : un jour, pas plus.

Je m’attendais à du luxe en toc, du plein les yeux avec des lunettes en relief, de la pacotille Castafiore, du gigantisme au goût de la pègre qui tenait les casinos : je trouvai des embouteillages en plein désert, vingt kilomètres autoroutiers avant la ville — Las Vegas, hélas, est la destination préférée des Américains —, des baraquements vétustes où s’entassaient les employés des casinos, des décors de carton-pâte ridicules, des affiches de vieilles stars floutées à paillettes, Céline Dion, Rod Stewart, Cher, sur des avenues publicitaires où des gogos ébahis léchaient leurs glaces au beurre de cacahuète.

Las Vegas était le rendez-vous mondial des tocards, du mauvais goût sans kitch, un bonbon de bêtise sur un tas de merde.

Je pensais à la réponse de Brel quand on lui reprochait d’écrire des gros mots. « La vulgarité, ce n’est pas ça. La vulgarité, c’est deux jeunes gens qui s’aiment, et le père de la jeune fille va voir le père du jeune homme et lui demande : “Combien d’argent votre fils gagne-t-il par mois ?”. »

Las Vegas, aberration écologique au milieu du désert, détournait l’électricité depuis le Mexique pour alimenter sa pompe à fric, et que le monde en crève ! Sur des charbons ardents, je n’attendis pas minuit pour menacer mes équipiers : ils faisaient ce qu’ils voulaient de leur nuit mais le départ était fixé demain matin à huit heures.

Le seul avantage de la haine pour un écrivain, c’est qu’on peut s’en servir. Las Vegas serait le passage obligé d’un de mes personnages — et pas des plus glorieux.

Nous avions prévu un itinéraire pour mon road book californien — les déserts et les parcs jusqu’au Grand Canyon — mais, outre notre stop chez Kate et une nuit à Las Vegas, pas d’étapes précises. Clint nous indiqua un lieu où nous arrêter sur la route : le ranch de Jim, un copain qui vivait dans le désert de Mojave. Nous y vécûmes deux jours magnifiques, entourés de cactus géants et d’aigles, passant nos soirées chez Harriett, formidable club de rock au milieu de nulle part. Après quoi, Jim nous envoya à Flagstaff, Arizona, une ville moyenne au sud du Grand Canyon où l’on jouait, paraît-il, de la bonne musique.

Le vieil hôtel stylé qui accueillait les stars d’avant-guerre devint le nôtre. Il y avait surtout un bar de nuit dans une aile de l’hôtel, et une petite scène pour les musiciens de passage. Les deux jeunes qui jouaient ce soir-là à Flagstaff enfonçaient à peu près tous les groupes français depuis vingt ans : un batteur survolté et son frère à la guitare, sorte de Jeff Buckley sur pile atomique que j’abordai sitôt le premier set achevé. « Let’s have a drink, brother. » On ne s’est plus quittés. Les deux frères avaient cinquante ans à eux deux et jouaient de ville en ville, au hasard des cachets. Eux aussi avaient fui leur bled d’Arizona, de peur de finir comme tous les jeunes qu’ils connaissaient : à vingt ans les filles tombaient enceintes, les gars qui les avaient attrapées un soir de défonce devaient les épouser illico puisqu’il n’était pas question d’avorter et, la plupart sans travail, les jeunes vivaient de drogues et de trafics.

Nous retrouvâmes les musiciens trois soirs plus tard dans une sorte de MJC à moitié vide, jouant un set encore plus musclé que la première fois, avant qu’un groupe punk japonais n’emporte tout, deux kamikazes qui resteraient comme une des plus incroyables prestations scéniques vues de ma vie.

L’Amérique, le meilleur et le pire, qui allaient me revenir en pleine face.

La petite ville de Flagstaff avait des allures de Far West — et pour cause, nous étions en terres navajos. Les rues étaient vides ce matin-là, ensoleillées, la poussière légèrement balayée par le vent. Je fumais une cigarette devant notre hôtel et vis une silhouette apparaître au bout de la rue. Celle d’un homme en haillons qui titubait un peu. Un homeless local sans doute, mais je compris vite à ses cheveux noirs et à son teint que je n’avais pas seulement affaire à un vieux poivrot ivre mort à neuf heures du matin. Il avança vers moi, seul être vivant dans la rue, pour me taxer le dollar réglementaire. L’homme devait avoir trente ans et n’en paraissait plus rien, le regard perdu dans l’alcool et l’oubli de soi. Il tentait de sourire pourtant.

Ses traits d’Indien me ramenaient à Blueberry, au génocide de son peuple. Les Navajos vivant au sud du Grand Canyon, je lui demandai s’il était de ceux-là, mais il me répondit qu’il était lakota. Les Sioux des grandes plaines.

« Tu es loin de chez toi, je remarquai. Tu appartiens à quelle tribu ?

— Tu connais ?

— Je lis vos histoires depuis que je suis petit. Alors ?

— Je suis un Oglala. »

Wounded Knee. Le dernier grand massacre avant de parquer les survivants sur des terres infertiles : ce Lakota ivrogne était un descendant de ces rescapés, un de ceux qui avaient stimulé mes premiers rêves de liberté, puis ma colère face à l’injustice, les massacres organisés, l’anéantissement des peuples au nom des religions et de la civilisation selon la loi du plus fort. Comme je le lui demandai, il me parla dans sa langue, des sonorités douces et harmonieuses qui me semblèrent étrangement familières — Blueberry, Sitting Bull, Red Cloud, Crazy Horse, je me faisais mon cinéma.

Le gars, lui, titubait.

« Les chaussures, c’est ça le plus important », me dit-il, vacillant.

Une paire de tennis sans trou, c’était à peu près tout ce qui le raccrochait encore au monde des hommes. Combien de kilomètres avait-il dérivé depuis sa lointaine réserve de Wounded Knee ? Lui aussi était en fuite dans son propre pays. Comme les frangins musiciens, comme Clint, Kate…