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On s’est serré la main, en guise d’adieu. L’Oglala était si soûl qu’il oublia de retenir son pantalon trop lâche qui, sans ceinture, tomba sur ses chevilles, dévoilant son cul nu et crasseux.

Voilà ce qu’était devenu le peuple sioux. Alcooliques désœuvrés dans leur réserve ou chiens errants sur les routes poussiéreuses, tout ce que j’avais pu lire ou voir dans les documentaires se vérifiait sous mes yeux…

On peut s’en foutre.

On peut se dire que c’est la fatalité, une loi darwinienne, que c’est dommage.

On peut se dire que c’est comme les dodos, les Inuits, les agences matrimoniales, ça disparaît un jour.

Je suis allé me cacher sur le parking pour pleurer mon amour et ma rage, sans pouvoir m’arrêter.

Au restaurant du motel en bordure de Death Valley, parmi la centaine de plats proposés, on pouvait manger de la viande avec de la glace chocolat — ou vanille. Jamais essayé.

Mais que ces terres étaient belles, épiques, sauvages, minérales. Fantastic voyage, dirait Bowie. Et fendard. Il suffisait d’apostropher la caissière d’une supérette pour passer un bon moment :

« Bonjour, comment ça va aujourd’hui ?

— Vous savez quoi, les gars ? Aujourd’hui doit être un des meilleurs jours de ma vie. »

Tout simplement.

À la boucherie :

« On voudrait de la viande, s’il te plaît. C’est pour un barbecue.

— Whaou ! Un barbecue, great, guys !

— La meilleure si tu as.

— La meilleure ? Oh, Jésus ! Vous ne pouvez pas mieux tomber, les gars ! C’est fou. Hey Joe, viens voir ! Y a des Français qui veulent notre meilleure viande pour un barbecue ! Prenez celle-là, sans hésiter ; je l’ai fait cuire pas plus tard qu’hier soir, eh bien c’était sans doute le meilleur barbecue de ma vie. Putain, j’adorerais être à votre place, les gars, vous allez manger la meilleure viande imaginable ! »

Un peuple volontaire.

Ce qui ne cachait pas la réalité : un taux d’incarcération à la hauteur des armes en circulation, vingt millions de personnes vivant dans des mobile homes, des travailleurs pauvres cumulant les jobs pourris pour payer leurs dettes (sans système d’assurance santé digne de ce nom, une simple jambe cassée suffit à vous mettre sur la paille), autant de gens sortis des statistiques du chômage pour avoir refusé des tâches indignes ou sans rapport avec leurs compétences, la loi du « marche ou crève » sévit dans tous les États, avec l’obligation de garder le sourire puisque ici il est peu recommandé de paraître déprimé, malade, oisif ou pauvre, comme si l’on était atteint d’un virus contagieux.

Le rêve américain.

Une vraie beauté pourtant, avec ses parcs nationaux, ses déserts de serpents à sonnette, ses séquoias géants, et toujours ses routes sans fin où l’on se surprend à chercher la caméra du film. Le mien commençait à se structurer, autour de Flagstaff où nous avions passé plusieurs jours et de ma rencontre avec l’Indien oglala. De retour vers la côte après six mille kilomètres à travers l’Ouest, nous fîmes un stop pour dormir à Fresno, 500 000 habitants, estampillé par un magazine comme « la deuxième ville la plus naze des États-Unis ».

On n’avait pas hâte de voir la première.

Fresno n’avait pas de centre-ville, que des buildings amorphes le long d’avenues vides, des jets d’eau sans enfants, aucun bar ou restaurant à l’horizon. Le portier de l’hôtel nous indiqua la rue festive de la ville, dix blocs plus loin. Nous y trouvâmes un bar-restaurant du genre cow-boys pour les jeunes du coin. À voir les nuques rases des garçons, les casquettes de base-ball et leurs rires gras dégoulinant dans les décolletés, j’avais mal aux filles. Nous bûmes des verres à la terrasse du seul bar ouvert jusqu’à une heure du matin : il était moins une quand une trentaine de policiers nous ont encerclés, armés de torches et la main sur la matraque qui pendait à leur ceinture.

« C’est l’heure, maintenant dégagez ! Dégagez ! Allez ! »

Ils nous aveuglaient, ces flics au front bas qui visiblement n’attendaient qu’un mot pour taper dans le tas. Très désagréable.

De retour à San Francisco, je pensais toujours au Sioux croisé sur la piste, à son errance alcoolique à travers ce pays qui n’était plus le sien depuis des lustres mais qui, s’il n’avait plus de ceinture pour retenir son pauvre froc, me vantait la qualité de ses chaussures, la seule chose qui le portait encore.

Mal au cœur.

Mal au corps.

À l’enfance, et à mes rêves d’Indiens.

Je voulais écrire sur lui, tenter de retracer son parcours pour témoigner de la déroute de son peuple, mais il me manquait un lien.

Nous sortions d’un cinéma de quartier où passait un documentaire sur Death, le premier groupe punk noir, profitâmes d’un rayon de soleil pour flâner en terrasse. Le Libraire-qui-trouvait-ça-nul n’est pas un macho (la faute chez nous est éliminatoire) mais laissez deux garçons ensemble et le cerveau reptilien revient au petit trot : l’Amérique c’était bien joli, mais nous étions plutôt déçus par la prestance des Californiennes. Mal habillées, mal arrangées, mal dégrossies, on était loin des canons parisiens.

« Pour une fois qu’on peut mettre la pâtée aux Amerloques ! » plaisantait le Libraire-qui-trouvait-ça-nul.

Et puis soudain on s’est tus. Une femme passa dans notre champ de vision, vêtue d’une petite robe toute simple qui dégageait la courbe de ses épaules, ses bras, son visage aux cheveux libres flottant sur le trottoir, une apparition aérienne. Cette grâce, cette démarche, cette souplesse si féminines, oh Lord, je retirai en silence toutes les bêtises francophiles accumulées en un mois d’Amérique : cette jeune femme avait l’élégance au bout des doigts, qui gravitaient à hauteur de ses hanches. Elle chaloupa devant la terrasse où quelques tables nous empêchaient de l’admirer en pied, marcha sur le trottoir comme sur un fil de soie ; nous suivions le mouvement de sa robe, quand un choc me pulvérisa.

La femme qui passait devant moi était amputée de la jambe droite. La vie l’avait sciée jusqu’au genou, moignon obscène sous sa robe qui dansait. La vision était d’autant plus brutale que parfaitement inattendue. Le secret de sa grâce préservée : une prothèse hydraulique fixée à son genou amputé, articulée pour épouser les mouvements de sa jambe, petite merveille technologique qui nous laissa sans voix.

La fille bipa l’ouverture de sa voiture garée là, grimpa avec aisance, démarra et s’engagea sur la rue où elle disparut bientôt, par enchantement.

« Tu as vu ce que je viens de voir ? » souffla le Libraire-qui-trouvait-ça-nul, estomaqué.

Bien sûr ! Cette femme au genou blessé — wounded knee —, le Sioux dont la tribu avait été massacrée là-bas : je tenais les deux personnages de mon livre californien.

Une pauvre, pauvre histoire d’amour.

Le Lakota de Flagstaff m’a remué les tripes à en vomir de rage et d’impuissance sur un parking d’hôtel, tout comme la beauté amputée de cette femme croisée dans la rue de San Francisco. Je laisse le cynisme aux cœurs de chenille. D’où je viens, on s’enivre peut-être un peu trop mais on ne mange pas de ce poison-là.

Deux récits parallèles se croisent dans Les Nuits de San Francisco. Celle de Jane, une fille grandie à Fresno ayant pour première ambition de quitter la ville. Lors de la soirée de fin de diplôme, elle se fait peloter par son petit ami devant les yeux de ses copains cachés dans les buissons du jardin ; alertée par leurs rires, Jane veut repartir à la fête mais son redneck de petit copain ne l’entend pas de cette oreille et, puisqu’elle va poursuivre ses études ailleurs, la viole, en souvenir de Fresno. Devenue à San Francisco une mannequin à la mode et un peu trop portée sur la cocaïne, Jane s’en sort grâce à un jeune musicien de rock rencontré à Flagstaff, qui parcourt le pays avec son frère.