Le jeune couple a un enfant, ils sont beaux, fauchés et heureux, jusqu’à ce qu’un accident broie leur vie.
L’année de mes vingt ans, sur une longue ligne droite où je roulais depuis Montfort, un vieux à demi aveugle conduisant un paquebot des années 1970 m’avait soudain coupé la route, plantant son tank au beau milieu de la route. Sans ceinture, à quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure, je choisis de percuter le bout du capot du chauffard. Sous le choc ma R5 opéra un demi-tour sur elle-même tout en survolant le fossé et retrouva miraculeusement la portion d’asphalte, en sens inverse, sans qu’aucun véhicule soit venu me heurter en retour.
Jane, dans mon livre, a moins de chance : sa voiture part en tonneaux, causant la mort de son bébé et l’amputation de sa jambe droite.
À la dérive, seule et psychiquement détruite, Jane rencontre un homeless dans un parc de la ville, un Indien oglala. Descendant de rescapés de Wounded Knee, le Sioux a quitté sa réserve où le désœuvrement le consignait, travaillé un moment comme laveur de vitres ou manœuvre sur les chantiers, s’est mis à picoler, à errer de ville en ville avant de se noyer à Las Vegas et de finir sa course à San Francisco, grossissant les rangs des sans-abri détraqués qui ne se font pas de cadeaux. Elle et lui verront une dernière fois les lumières de la ville, éclopés du rêve américain, mais bien calés l’un contre l’autre… Solidarité des barbelés.
17
¡ Viva Chile mierda !
Il y a un ennemi à fuir en littérature : l’idéologie. Si j’avais à écrire un livre sur le Cambodge, la Chine, l’URSS ou même Cuba, la « gauche » en prendrait pour son grade. Il se trouve qu’en Amérique du Sud, les dictatures ont toutes été d’extrême droite et que ce continent m’attire pour des raisons historiques, géographiques, ethniques. Un travail de journaliste reporter est la base de mes romans, qui se doivent de donner la vision la plus juste d’un pays. Si les passages trop didactiques sont à éviter, il faut que le lecteur, à travers la fiction, sorte du livre mieux informé qu’il n’y est entré. Certains d’entre eux n’aiment pas trop être secoués, c’est pourtant ce que j’essaie de faire à travers les émotions de mes héros.
Au Chili, l’inégalité sociale est l’une des plus importantes des pays développés. Les grandes familles qui aujourd’hui se partagent les richesses ont hérité de la noblesse espagnole conquérante le peu de goût pour le partage, et un mépris souverain pour le peuple en général.
Salvador Allende avait tenté de remédier au problème en créant le premier parti socialiste du pays. Médecin de formation, il avait autopsié mille six cents enfants morts dans les rues (malnutrition, violences, maladies) et savait que les carences subies au plus jeune âge étaient irréversibles. Une fois élu démocratiquement, il prit comme première mesure la distribution de lait aux enfants lors de leur arrivée à l’école, pour que les plus pauvres aient au moins une chance de grandir et développer leur cerveau comme les autres. Puis, pour financer ses campagnes d’alphabétisation et de protection sociale, Allende avait décidé de nationaliser l’extraction du cuivre — première richesse du pays —, jusqu’alors exploité par les multinationales majoritairement nord-américaines.
C’était trop pour Nixon : « Il faut buter ce fils de pute ! » avait-il vociféré à l’intention de son ambassadeur à Santiago.
Le général Pinochet (qu’Allende avait mis à la tête de l’armée) avait ainsi rétabli l’ordre avec l’aide de la CIA, un ordre politique mais aussi économique. Les Chicago Boys, qui avaient étudié les travaux d’Hayek et Friedman aux États-Unis, appliquèrent ces nouvelles théories au lendemain du coup d’État, faisant du Chili dès 1973 le premier pays néo-libéral au monde.
Le secteur privé dictant la loi d’un marché dérégulé tous azimuts, tout y est payant : études, sécurité sociale, retraites, contraignant la population à emprunter pour vivre. Une bonne manière de faire taire les contestations. Quant à la lutte des classes, même les caissières des supermarchés prétendent aimer les multinationales parce qu’elles sont riches !
Désespérant.
Heureusement, la jeunesse s’était mobilisée pour réclamer des études « gratuites et de qualité », et avait organisé des manifestations monstres qui avaient secoué le pays. C’est aussi cet espoir que je voulais dépeindre dans mon livre « chilien ».
L’idée s’était imposée un soir à la Maison de l’Amérique latine à Paris, lorsque je présentai Mapuche avec mes amis argentins et l’avocate des Grands-Mères. L’évocation de ces années sombres ne laissait pas indemne, encore moins ceux qui, présents dans la salle, avaient subi torture, disparition ou emprisonnement. L’ambiance était tendue entre ex-factions d’extrême gauche quand une femme de trente-cinq ans avait pris la parole ; Renata expliqua que son père avait été enlevé et tué dans le cadre du plan Condor, un plan d’extermination des opposants politiques par les services secrets de Pinochet et ceux des dictatures affiliées. Accidents, suicides, assassinats crapuleux, attentats revendiqués par des organisations fantoches, disparitions… : soixante mille personnes avaient ainsi été exterminées à travers le monde. Sa mère, incarcérée au Stade national de Santiago alors qu’elle était enceinte, aurait dû être abusée avec les autres détenues mais les geôliers, qui venaient de violer à mort l’une d’entre elles, avaient été punis par leur officier : interdiction d’abuser des prisonnières pendant deux mois.
Renata avait bénéficié de ce sursis sordide pour survivre dans le ventre de sa mère, libérée puis exilée en France. Renata était née trois jours après leur arrivée, sans malformations ou tares irrémédiables causées par la torture in utero. Ce qui ne l’empêchait pas, trente-cinq ans après les faits, de porter plainte au Chili pour l’enlèvement de son père et les sévices subis.
Les voix discordantes s’étaient tues dans la salle chauffée à blanc ; Renata m’offrait le titre de mon futur roman, Condor, et le background d’un personnage clé, Edwards.
De mon premier voyage au Chili, j’avais gardé une foule d’informations concernant la situation politique et sociale des Mapuches, et l’énigme de la machi continuait de me tarabuster. Comment une vieille femme ignorante du planisphère terrestre avait-elle pu prédire que l’éruption d’un volcan islandais toucherait la France ?
Poca, la petite danseuse mapuche, m’avait mis sur la piste en me révélant un fait étrange survenu lors de son enfance, lorsqu’une araignée l’avait mordue au bras : la médecine se révélant impuissante face au venin, la fièvre avait failli l’emporter. Sa mère priait les dieux mapuches sur son lit d’agonie, désespérée, quand, après des jours de délire, la fièvre était subitement retombée. Poca garderait une brûlure impressionnante sur le bras mais elle vivrait.
Quant à la machi, elle n’était pas venue la soigner. D’après elle, cette mésaventure participait d’un long processus qui, au prix d’épreuves retorses pouvant durer toute la vie, amènerait un jour la jeune femme au pouvoir des machis : elle aussi communiquerait avec les volcans. Poca refusait d’y croire. Elle voulait être danseuse, pas chamane d’une communauté d’Araucanie perdue dans les bois, même si le destin la rattrapait.