L’agence de location tenta bien de nous louer à prix d’or un minibus Hyundai, véritable poubelle roulante — carrosserie défoncée, porte arrière condamnée, gobelets et bouteilles d’eau vides comme autant de clébards à tête dodelinante, la plage arrière tombée dans le coffre —, mais puisque tout se négocie et qu’un long périple nous attendait, nous dégotâmes une Chevrolet six places au confort cent pour cent yankee.
Nous suivîmes d’abord Esteban et Gabriela sur la plage où ils se réveillaient, amnésiques : Quintay, soixante kilomètres au nord de Santiago. Les rouleaux d’eau turquoise m’inspiraient des envolées brumeuses. Cette scène était le socle de Condor, là où l’amour naissant de Gabriela et Esteban manque de se noyer. C’est aussi devant ces flots déchaînés qu’Esteban a écrit « L’Infini cassé », le texte sombre et poétique à la mémoire d’Allende et de Victor Jara. Là où, lors d’une transe avec la machi Ana pour sauver l’âme perdue d’Esteban, la jeune disciple affrontera Kai Kai, le dieu du fond des mers, qui depuis la nuit des temps s’oppose à la force des volcans.
Un trip mapuche. Celui qu’Esteban partagera avec elle, comme si un lien mystique les unissait… L’amour, quoi d’autre ?
Nous passâmes quelques jours à Valparaiso, où j’avais mes points de chute romanesque. Notre appartement dominant la baie devint celui où Stefano épie la villa de Schober, le principal suspect de l’affaire. Je traînai sur le port, plaque tournante du commerce chilien, observai les va-et-vient des porte-containers, le ballet des camions qu’on chargeait…
Un trafic de drogue — cocaïne. Un port privé, avec des entrées sécurisées, inaccessible au public. Le bureau des douanes. Des intermédiaires pour acheminer la drogue. La petite plage près du port, San Mateo, idéale pour un rendez-vous nocturne. Les rues pentues de Valparaiso, ses collines aux fils électriques entremêlés, ses maisons colorées, les décors de mes intrigues peu à peu prenaient forme.
Nous reprîmes la Panaméricaine pour une longue course vers le désert d’Atacama. Lors d’un stop à Bahia Blanca, jolie petite station balnéaire sur la côte Pacifique, nous fîmes la connaissance de José Luis, un avocat gay qui nous changeait des machos locaux.
Au Chili, pays où le divorce a été autorisé depuis peu, on peut trouver des monuments aux morts de trente mètres de haut dédiés aux enfants « assassinés » par l’avortement (toujours illégal, même en cas de viol ou maladie du fœtus). Sebastián Piñera, l’ancien président et membre de la très droitière Opus Dei, a fricoté avec la clique de Pinochet. L’Église a son mot à dire dans tous les débats sociétaux, reléguant l’homosexualité à une déviance ou une maladie. José Luis devint naturellement notre ami, et accessoirement Luis Villa, le copain flic d’Esteban qui analysera le sachet de cocaïne trouvé par l’avocat lors de son enquête à La Victoria.
Les ceviches des restaurants de Bahia Blanca étaient délicieux, comme José Luis et ses amis. Chorizo-Bouillant profita de la halte pour séduire une de ses copines lors d’une nuit particulièrement arrosée, moi pour imaginer la dernière scène d’amour entre Gabriela et Esteban, seul sur la plage de sable blanc face aux rouleaux qui défilaient. Nous promîmes de repasser par Bahia Blanca sur la route du retour.
La chaleur grandit à mesure que nous montions vers Antofagasta, Clope-Dur assurait les relais au volant de la Chevrolet, Ippon-Sanglant tenait le coup en disant « Putain » — le soleil, le désert, la poussière avalée, tous ces pisco sour qu’il fallait boire pour suivre le rythme, putain ! Quittant la Panaméricaine, nous traversâmes le désert jusqu’à San Pedro d’Atacama, mille kilomètres plus au nord : Longue-Figure, notre vieux complice mapuche, nous y attendait de sandales fermes.
Longue-Figure descendait du Pérou, ses appareils photo en bandoulière, avec son éternel air de débarquer des étoiles. Le paysage de l’Atacama, aride, minéral et désertique, s’y prêtait magnifiquement. Nous louâmes un rancho près de la vallée de la Lune, dont la terrasse donnait sur des crépuscules montagneux d’un genre fabuleux. La roche me parle. L’univers minéral. La mémoire du temps, ses mots secrets… Mes équipiers étaient dorénavant rôdés au Chili, pays géographique s’il en est avec ses Andes omniprésentes, ses secousses telluriques hebdomadaires (bizarre de se réveiller en sursaut avec les rideaux de la chambre inclinés), ses catastrophes et ses volcans, endormis ou menaçants. Les hauts plateaux de l’Atacama étaient là, sous nos yeux avides, beauté brute, pure.
À cinq mille mètres d’altitude, il fallait mâcher de la coca pour garder le cerveau irrigué, se munir d’un guide pour ne pas se perdre dans les immensités, parfum d’aventure et de solitude. Dans ce désert — un des plus hauts du monde — nous croisâmes des titans sculptés par le vent le long des pistes poussiéreuses, des carcasses de camion, des lacs au fond des plaines, des montagnes érodées. Je suis resté des heures, en silence, goûtant tous les verbes vivants en moi avec la seule amertume de la coca. Les paysages de l’Atacama me remplissaient de poésie sauvage, de liberté et de désespoir — un jour je ne verrais plus tout ça…
Nul besoin de drogues, de religion pour affronter la vision de ce désert d’altitude : Nietzsche est là, en pierre et en os, rameutant la poésie de René Char pour me poser, délicat, sur le fil du rasoir de la vie, la meilleure dope qui soit.
Je prenais ma dose.
Le Salar de Tara, auquel on accédait après plusieurs heures de piste hallucinante, se prêtait particulièrement bien au final de mon livre, avec ce vent glacé à décorner les bœufs, ses cruels caranchos et sa mer translucide qui s’étend au pied des volcans, à perte de vue, au-delà de la frontière bolivienne. Je situai les dernières scènes de Condor dans ce salar, un décor à la Sergio Leone propre à un duel à mort et à l’errance des âmes.
Du sublime, enfin.
La nature. Les pierres et les hommes. L’écriture.
Quittant San Pedro par une route de sel à travers les hauts plateaux, nous regagnâmes la civilisation avec une pointe de mélancolie. La poussière de l’Atacama redescendait à peine sur nos corps éreintés par l’altitude, le pisco et les milliers de kilomètres avalés depuis notre départ de Santiago, dix jours plus tôt.
Antofagasta, Chañaral, Copiapó, Vallenar : nous traversâmes des villes minières à l’ambiance rustique, suivîmes la nationale camionneuse et ses animitas (« petites âmes ») qui ponctuaient le bord de route, cortège funèbre de sépultures rappelant le prix humain payé à l’expansion du pays… C’était assez flippant de voir toutes ces croix sur le bas-côté, une par kilomètre, surtout quand un semi-remorque chargé de liquides hautement inflammables vous double en pleine côte, vous et les camions qui vous précèdent, à grand renfort de klaxon. On se dit alors qu’il faut :
1/ les avoir bien accrochées pour être routier au Chili,
2/ être complètement con.
Une flânerie sur la côte semblant de bon aloi face au chaos mécanique, nous déviâmes vers la réserve qui menait à Los Choros, saluant charmantes vigognes et guanacos d’un coup de gaz fraternel. Le village de Los Choros était assoupi, comme tout ce qui traîne sur la côte nord du pays, un monde au silence sous un soleil de plomb. Pas âme qui vive sur la place. Enfin, échappée d’une fenêtre ouverte, la voix de Violeta Parra nous guida.